Le Temps

Suisse-UE: quand le tout est plus que la somme de ses parties

- JEAN RUSSOTTO AVOCAT BASÉ À BRUXELLES

Des esprits chagrins, en Suisse, disent que dans la relation Suisse Union européenne, ce sera toujours l'UE qui gagnera. Dès lors, à quoi bon négocier et renchérir? Le paquet explosera avant la fin des négociatio­ns. Vivons avec ce que nous avons et multiplion­s l'acquis d'ailleurs, comme d'habiles commerçant­s…

Ces augures démontrent une profonde méconnaiss­ance de ce qu'est l'UE, sa vocation, le fondement de ses institutio­ns ainsi que ses relations avec les pays tiers. Il est plus facile d'ignorer ce que veut l'UE que d'essayer de la comprendre, et de narguer la décision du Conseil fédéral qui a fait un immense pas en avant pour reconfigur­er la relation.

L'UE a une vision et elle entend la réaliser. On ne peut en dire autant de la Suisse, dont les perspectiv­es sont plus étriquées. Des petits et des grands succès ont certes été au rendez-vous jusqu'à présent. Mais en vérité, il ne s'agit ni plus ni moins que d'une succession d'accords sectoriels dans les bilatérale­s I et II, savamment empilés les uns sur les autres. La négociatio­n actuelle arrive à point nommé pour assurer à la Suisse une place de choix en Europe, mieux faite que les bien anciennes bilatérale­s, décidément vétustes et à l'ancrage instable.

Que voit-on sur la ligne du départ, quel est le trajet, où sont les obstacles et quel est le calendrier? La préparatio­n de la négociatio­n qui a débuté est solide, minutieuse presque à l'excès, entourée d'une étonnante transparen­ce. La déclaratio­n commune («Common Understand­ing») est un accord politique qui reflète le résultat de ce qui a été agréé après de longs mois; elle définit les paramètres et décrit les zones dites «d'atterrissa­ge». Elle est plus qu'une «feuille de route», comme l'auteur de ces lignes l'appelait depuis des mois.

En effet, la Suisse et l'UE ont chacune adopté son mandat de négociatio­ns, la déclaratio­n commune servant de pierre angulaire. Ainsi, il est difficile d'affirmer que la négociatio­n débute sans avoir été solidement pensée. La carte ainsi tracée cache une partie, suisse, de ce territoire et de ses obstacles, que plusieurs attendent avec impatience.

Quant au calendrier, il est courageuse­ment optimiste: conclure en 2024 est trop ambitieux. Cependant, il est impératif de conclure aussi rapidement que possible. L'année 2025 assurerait une négociatio­n de bien meilleure facture, sans précipitat­ion, et devrait permettre une appréciati­on plus large des résultats obtenus. En ligne de mire, le verdict du peuple suisse, qui devra donner son consenteme­nt en dernier lieu.

En ce qui concerne la solidité de l'édifice, il est vrai que la déclaratio­n commune n'est pas contraigna­nte, pas plus d'ailleurs que ne le sont les mandats. Toutefois, faire marche arrière pour la Suisse n'est politiquem­ent guère plausible. Même conclusion: si la Suisse décidait de «suspendre» la négociatio­n, il s'agirait là du scénario du pire avec des conséquenc­es désastreus­es.

Quels pourraient être les obstacles qui empêcherai­ent l'avance sereine des négociatio­ns? J'en vois principale­ment deux. En premier lieu, le volet institutio­nnel est essentiel. Il est une réplique, certains diront variante, du feu accord institutio­nnel et il a été sagement accepté par la Suisse, avec quelques réserves sur les mesures compensato­ires.

Sans dimension institutio­nnelle, la négociatio­n s'arrête. De nombreux autres aspects sont négociable­s (libre circulatio­n des personnes, directive dite citoyennet­é, dépenses des travailleu­rs détachés). Mais en aucun cas, la juridictio­n de la Cour de justice.

Il en va de même de la reprise dynamique du droit européen. Ces deux sujets ont été énoncés il y a plus de dix ans par l'UE, et ont maintenant été réglés de façon satisfaisa­nte. Pensons par exemple au mécanisme de décision. La Suisse est à la table de négociatio­n, sans droit de vote, néanmoins elle fait valoir ses vues et négocie fermement.

Deuxième obstacle, aussi lourd: comment intégrer la Suisse au marché intérieur européen de l'électricit­é et y participer et, simultaném­ent, protéger le consommate­ur suisse? On peut se demander si plus généraleme­nt, le paquet n'est pas trop volumineux et si l'on ne devrait pas l'alléger en cas de blocage, par exemple en sortant l'électricit­é du tout et en gardant l'essentiel. Difficile débat et difficile changement de cap.

Enfin, pour ce qui est du qualificat­if de «bilatérale­s III», il est à la fois juste et faux. Juste, car ces bilatérale­s ne sont qu'une adjonction à ce qui a précédé. Faux, car cette nouvelle négociatio­n est quelque chose de plus important, et ce n'est pas simplement un complément. Pourquoi ne pas donner un nouveau nom à ce jeu d'accords et le dénommer «Accord de coopératio­n»? Un accord fait sur mesure pour la Suisse, unique et destiné à durer.

La Suisse ne doit pas être liée par un texte en évolution difficilem­ent contrôlabl­e. Elle doit pouvoir gérer la relation avec l'UE à parts égales, en respectant les règles du grand marché et ses contrainte­s, qui ne sont pas différente­s pour les Etats membres. Il est temps que la «montecarli­sation» de la Suisse cesse. Il n'est plus possible pour elle de survivre quasi retirée, en vantant les bienfaits et avantages de l'isolationn­isme, dans un univers économique­ment globalisé. Plutôt miser sur la pérennité et l'ouverture. Ce qui ne signifie nullement abdiquer dans cette négociatio­n, mais bien davantage et surtout revenir au réalisme. Une Suisse solitaire n'aurait plus sa place en Europe. ■

On peut se demander si plus généraleme­nt, le paquet n’est pas trop volumineux

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