Le Temps

Boutcha, une vitrine de la résilience

Libérée le 1er avril 2022, la petite ville dans la banlieue de Kiev, est depuis devenue un symbole des atrocités commises par l’armée russe. Deux ans après, le quotidien a repris ses droits. Mais derrière les façades ravalées, le trauma reste palpable

- LAURÈNE DAYCARD ET CERISE SUDRY-LE DÛ, BOUTCHA

En cette matinée de février, il flotte comme un air de kermesse dans le couloir de l’école de la rue Vyshneva de Boutcha. Une nuée d’enfants virevolte dans un couloir. Des tables sont alignées, recouverte­s de gâteaux à la crème et de friandises. Quelques parents tiennent la caisse. Les prix sont libres. Il s’agit de collecter des fonds pour l’achat de drones pour les soldats de l’armée ukrainienn­e.

Yullia, jeune trentenair­e emmitouflé­e dans un manteau de laine beige, dépose son aînée. Elle en profite pour repartir les bras chargés de douceurs. «C’est surréalist­e de voir que même nos enfants sont impliqués dans l’effort de guerre», lâche-t-elle, avant de se pencher pour embrasser sa fille qui file en classe. La cloche n’a pas retentit. Elle a été supprimée depuis plusieurs années déjà. Tant mieux. «Le bruit strident pourrait accroître l’anxiété des élèves», relève Yullia, dont le quotidien est déjà rythmé par les sirènes des alertes aériennes. Il y a une dizaine d’années, cette entreprene­use a quitté la capitale, à une trentaine de kilomètres, pour s’installer ici, à Boutcha, en quête d’un environnem­ent paisible pour fonder sa famille. Avec son mari, elle a fait construire une maison sur les hauteurs, dans un quartier bordé d’une forêt de pins. Des affiches «I love Bucha» accrochées, à proximité, aux grilles du parc municipal rappellent que cette commune était il y a encore peu une destinatio­n de choix pour les familles plutôt privilégié­es.

Plus de 500 victimes civiles

Mais depuis le 1er avril 2022, aux yeux du monde, c’est devenu une ville martyre des crimes de guerre de l’armée russe. Les forces ukrainienn­es avaient alors repris le contrôle de la ville, après un mois passé sous occupation des soldats russes. Boutcha ressemblai­t à un tombeau à ciel ouvert. Des centaines de dépouilles gisaient dans un paysage lunaire, de carcasses de voitures incendiées et d’éclats d’obus.

Deux ans après, difficile de deviner qu’un tel massacre a pu avoir lieu quand on se promène dans le centre-ville. La vie quotidienn­e a repris ses droits, dans un vacarme à peine perturbé par la menace de bombardeme­nts et les pannes d’électricit­é. La plupart des commerces ont rouvert, parfois dans des conteneurs. La rue piétonne abrite un salon de beauté, une chocolater­ie et une boulangeri­e. Un restaurant baptisé «Chicago» fait l’angle avec la place principale, bordée d’une allée de panneaux avec les photos des soldats originaire­s de Boutcha et tués depuis le début de la guerre en 2014. Une frénésie de rénovation s’est emparée de la commune, et des ouvriers repeignent les dernières façades à ne pas avoir encore été ravalées. Dans les zones les plus impactées par les combats, les barrières, les toits et le crépi ont été refaits à neuf grâce à l’aide internatio­nale. Un rond-point a même été renommé «Buffett Square» en hommage au philanthro­pe américain Howard Buffett, l’un des principaux donateurs. Boutcha devient la vitrine de la capacité de résilience du pays.

«Nous avons le devoir de conserver la mémoire de ce qui a été perpétré», martèle Anatoliy Fedorouk, le maire. Cet élu quinquagén­aire, en fonction depuis la fin des années 1990, nous reçoit dans son bureau, à l’étage de la mairie, où trônent le drapeau ukrainien et celui de l’Union européenne. Il s’y était barricadé durant l’invasion. «Oui, j’étais une cible», glisse-t-il. Dans au moins deux des communes voisines, les édiles ont été assassinés, parfois avec des membres de leurs familles. A ses côtés, son collaborat­eur Dmytro Gapchenko fait défiler sur son téléphone une base de données consignant l’identité des 509 victimes civiles enregistré­es par ses équipes. «Il reste encore 60 corps non identifiés et environ 40 personnes ont disparu», soupire-t-il. Le fichier est partagé aux procureurs qui enquêtent sur les crimes de guerre, mais il sert aussi à développer des projets mémoriaux sur la commune.

Le plus important a été inauguré sur le terrain vague, où une centaine de fragments humains ont été exhumés, à l’arrière de l’église Saint-André. La blancheur de ce mastodonte orthodoxe éblouit les regards au moindre rayon de soleil. Le prêtre Andriy Golovin la surnomme sa «Sagrada familia» parce que l’édifice est en chantier depuis plus d’une décennie. Andriy Golovin, qui avait pu fuir à la faveur d’un corridor humanitair­e, a été l’un des premiers habitants à revenir en ville, en avril 2022, pour assurer les services funéraires. «Au début, un second prêtre m’a prêté mainforte car je ne pouvais pas tout faire seul tellement il y avait d’enterremen­ts», se souvient-il, en chemin vers l’ancienne fosse commune. Un mémorial avec le nom des 509 victimes civiles identifiée­s a depuis été érigé. «A Boutcha, tout le monde connaissai­t au moins l’une de ces victimes», insiste le prêtre.

La rue Yablonska, épicentre de l’horreur

Les corps de plusieurs de ces victimes ont été découverts gisant à l’extrémité sud de la commune, dans un quartier résidentie­l aux airs de village, avec ses modestes maisons de briques. Il s’agit de la rue Yablonska, l’un des épicentres de l’horreur. Au numéro 144, un petit immeuble de bureaux, avait été transformé en centre de torture par l’armée russe. Les employés ont aujourd’hui réintégré le site, et un autre mémorial a été aménagé dans un recoin. Les photos de huit hommes assassinés y sont affichées, entourées par des fleurs et des bougies.

«C’étaient des amis d’enfance», s’écrie Anna, une voisine, qui a grandi dans cette rue. La jeune femme a de longs cheveux raides, qu’elle repousse d’un coup d’épaule, pour se dégager le visage, et sécher les larmes qui roulent sur ses joues. Elle parle vite et bouge les mains en même temps pour raconter comment, au tout début de l’invasion, elle avait improvisé une brigade d’autodéfens­e avec ses voisins. «On avait caché des armes dans mon jardin», explique cette employée dans un magasin d’aménagemen­t intérieur. «On a ensuite creusé une tranchée au début de la rue pour empêcher les tanks ennemis de passer.» En vain. Pour venger ses amis, Anna veut partir elle aussi sur le front. «Je m’engage dès que ma fille souffle sa sixième bougie», prévient-elle, avant de sauter dans sa voiture pour se rendre à son travail.

A Boutcha, tout le monde est terrifié à l’idée d’un retour éventuel des Russes. Quelques numéros plus loin, toujours rue Yablonska, Olesia nous invite chez elle pour nous montrer la cave où elle entasse des vivres: «Pour le cas où ils reviendrai­ent.»

Sous l’occupation, cette épicière avait refusé de fuir avec les corridors humanitair­es parce qu’elle ne voulait pas abandonner les voisins âgés et alités qui comptaient sur elle pour leur apporter des repas. En traversant la rue, elle a vu des dépouilles gisant sur le bitume, et des chiens rôder autour. «Jamais je n’aurais cru que Poutine serait aussi cruel», s’emporte-telle. Son mari est parti combattre dès que la ville a été libérée «pour qu’il n’y ait pas de deuxième Boutcha», espère son épouse. En deux ans, son mari n’a bénéficié que de deux jours de permission. La nuit, toute seule dans son lit, Olesia subit les cauchemars qui se multiplien­t et sursaute au moindre bruit, «ne serait qu’un chat qui marche sur le toit». Plus personne ne dort l’esprit serein à Boutcha. «On sait de quoi les soldats russes sont capables.»

«Nous avons le devoir de conserver la mémoire de ce qui a été perpétré» ANATOLIY FEDOROUK, MAIRE DE BOUTCHA

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(BOUTCHA, 26 MARS 2024/VADIM GHIRDA/AP PHOTO) Un mémorial aux huit hommes tués dans la rue Yablonska, où l’un des immeubles avait été transformé en centre de torture par l’armée russe.

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