Une Beyoncé aux mille nuances de country
Vendredi dernier, la pop star américaine dévoilait son huitième album, extrêmement attendu puisqu’il représente sa première incursion dans le genre. Un patchwork expérimental et brillant, qui a le mérite de poser cette question brûlante: à qui appartient la country d’aujourd’hui?
X«Il y a énormément de discussions/Pendant que je chante ma chanson/Vous m’entendez?/J’ai dit: vous m’entendez?» Le refrain de Ameriican Requiem, tout premier titre de Cowboy Carter, résume parfaitement le brouhaha général. Sorti vendredi dernier, le huitième album de Beyoncé faisait déjà parler, et jaser, depuis plusieurs semaines. Depuis que la pop star a annoncé, le soir du dernier Super Bowl, son incursion dans la musique country. La pochette qui suivait ne laissait aucun doute: Beyoncé, juchée en amazone sur un étalon au galop, uniforme de cow-girl et regard fier. Comme pour dire: «Eh bien, si.»
Certes, Beyoncé, icône R’n’B de notre millénaire, n’est pas à sa première expérimentation hors de son royaume. Renaissance (2022), son dernier disque, la voyait flirter avec la disco et la house pour une grande fête clubbing. Tout ce que touche Queen Bee se changeant en or, l’album filait numéro un et la tournée amassait 580 millions de dollars, talonnant la stellaire Taylor Swift.
Mais la country est un terrain bien plus glissant que les dancefloors. Un far west où les places sont chères, même quand on est la pop star la plus couronnée des Grammy Awards et un phénomène culturel à part entière. En particulier si on est une femme, et une femme de couleur. Une leçon déjà retenue en 2016, lorsque la performance de Beyoncé sur la scène des Country music Association Awards aux côtés des mythiques Chicks (ex-Dixie Chicks) se soldait par un large backlash. «Ce projet est né d’une expérience que j’ai vécue il y a plusieurs années, au cours de laquelle je ne me suis pas sentie la bienvenue… Et il était très clair que je ne l’étais pas, notait d’ailleurs l’Américaine, à propos de Cowboy Carter, dans un post Instagram. Mais grâce à ça, j’ai plongé plus profondément dans l’histoire de la musique country et ai étudié nos riches archives musicales.»
«It’s Dolly P.»
Avec ses 27 titres (!), ce huitième album se révèle finalement moins pur produit de Nashville que plongée expérimentale dans le genre. Si, en mêlant banjo et efficacité pop, le single Texas Hold’em jouait sciemment la citation, le reste est plus impressionniste. Bien sûr, il y a les évidences. Comme OhLouisiana, mini-mash-up bluesy gonflé à l’hélium. L’omniprésence de la guitare sèche, le clin d’oeil d’un harmonica ou d’une steel guitar, les récits hantés par la culture western. Ou cette impeccable reprise de Jolene, supplique de Dolly Parton envers sa rivale sortie en 1973 – ici réécrite pour passer du ton submissif à la mise en garde. «Hey Miss Honey B., it’s Dolly P.», salue Parton en introduction.
Aux côtés des étoiles pop Miley Cyrus et Post Malone, d’autres artistes historiques s’invitent comme autant de cautions tradition – Willie Nelson, pour un duo acoustique ambiance feu de camp, ou une apparition de Linda Martell, l’une des premières femmes noires à chanter la country. Beyoncé revient ellemême sur ses racines sudistes dans le poignant Ameriican Requiem,
elle dont l’héritage créole se situe en Louisiane («Qu’est-ce qui pourrait être plus country que cela?»). Ailleurs, l’exploration se fait plus éclectique. Passé une reprise de Blackbird des Beatles, Ya Ya fait honneur à Nancy Sinatra comme aux Beach Boys, Desert Eagle surfe sur un beat funk, Spaghetii abat sans détour la carte rap tandis que Riiverdance renoue avec les beats électroniques.
Envisagé comme le deuxième volet d’un cycle en trois temps (le titre des morceaux, comme Alliigator Tears ou Leviis Jeans, le signale par ce double «i»), Cowboy Carter
plonge la botte country dans la marmite de la sono mondiale. A l’arrivée, quelques morceaux dispensables et le risque de trop s’étaler? Surtout, la force déclamative de 16 Carriages, l’envolée opératique de Daugther comme autant de preuves de ce que le génie Beyoncé inflexe les étiquettes, transforme et sublime. Ou comme l’a si bien formulé l’intéressée: «Ce n’est pas un album country. C’est un album de Beyoncé.» Peu importe l’étiquette: Cowboy Carter
est une déclaration aussi artistique que politique. Parce qu’il aura fait frémir à large échelle, certains estimant que Beyoncé et western n’ont rien à faire dans la même phrase. De quoi jeter de l’huile sur un débat brûlant: à qui appartient la country d’aujourd’hui?
On associe collectivement le genre, né dans les années 1920, à une certaine Amérique. Blanche, rurale, républicaine. Une image qui remonte à presque un siècle, cristallisée par des artistes comme Jimmie Rodgers ou la Carter Family, et qui n’a jamais vraiment bougé depuis. Une institution qui a tendance à repousser celles et ceux qui ne rentrent pas dans le moule préétabli. On pense à Lil Nas X, artiste noir et queer accusé d’appropriation culturelle pour avoir joué le cow-boy dans son tube country-rap Old Town Road en 2018.
«Là où d’autres mouvements musicaux nés aux Etats-Unis ont embrassé la diversité pour mieux refléter ce qui se passe dans le pays, la country réfute ce discours», souligne Taylor Crumpton, autrice spécialisée dans la pop culture basée à Dallas. Pour une partie des fans, la country est devenue un symbole identitaire, renforcé par l’engagement politique d’artistes – comme Toby Keith, chanteur qui se produisait à l’investiture de Donald Trump en 2017. «La country s’est ouvertement alignée sur tout mouvement politique embrassant une position anti-immigrés, très «America First». Dans certains festivals country aux Etats-Unis, vous pourrez croiser un drapeau confédéré.»
Mais Taylor Crumpton le martèle dans un article pour le Time Magazine: «Le plus grand mensonge de la musique country a été de convaincre le monde qu’elle était blanche.» Depuis ses débuts, le genre a été façonné par des artistes de toutes origines, dont afro-américaine. «Et rappelons que le banjo lui-même a été importé aux EtatsUnis par des Africains réduits en esclavage dans les Caraïbes», glisse Taylor Crumpton.
D’autres figures jalonneront l’histoire de la country. Ray Charles, qui reprenait dans son album Modern Sounds in Country and Western Music, en 1962, des classiques country. Charley Pride, joueur de baseball aux nombreux tubes – l’un des rares Afro-Américains à accéder à la fameuse émission radio Grand Ole Opry, qui intronisait les talents de la country. Tout
«J’ai plongé dans l’histoire de la country et ai étudié nos riches archives musicales»
BEYONCÉ, POP STAR AMÉRICAINE
comme Linda Martell, dont le premier album Color Me Country, en 1970, rencontrera un immense succès – mais sera son dernier, sa carrière souffrant des insultes et discriminations, raciales comme économiques. Des pionniers noirs, mais aussi latinos souvent écartés, invisibilisés par la grande machine country. «L’industrie traditionnelle s’est attachée à préserver cette identité d’homme blanc depuis des décennies, à travers ses grandes associations et chaînes de radio. Les chiffres sont irréfutables: elles ont explicitement exclu l’accès aux femmes comme aux artistes de couleur», explique Jocelyn R. Neal, autrice de Country Music. A Cultural and Stylistic History (2013) et professeure à l’Université de Caroline du Nord. Un whitewashing pensé, dès le départ, par les labels pour satisfaire un public susceptible d’y adhérer. «Au fil du temps, on a fini par associer la country à la blancheur, à la classe ouvrière et au Sud rural mais à la base, ce message marketing a été élaboré par l’industrie. Ça s’est produit à tous les échelons. Exemple: Grand Ole Opry a déménagé dans un beau quartier dans les années 1970, en partie parce que le centreville de Nashville ne correspondait pas à l’image d’une jolie blancheur suburbaine.»
Plus déchirée que jamais
Sphère inhospitalière aux outsiders, obsédée par un passé fantasmé, la country n’a tout de même pas pu esquiver la modernité. En offrant un accès plus direct au public, les plateformes de streaming et les réseaux sociaux ont vu émerger ces dernières années des artistes hors case, comme les jeunes Tanner Adell et Brittney Spencer, qui figurent toutes deux sur Cowboy Carter.
Même si les controverses ne sont jamais loin. L’an dernier, le clip de
Try That in a Small Town, morceau du chanteur Jason Aldean, était accusé de promouvoir, de façon détournée, le racisme et même le lynchage – une intention dont il se défendra par la suite.
Reste que sur cette planète country plus déchirée que jamais entre tradition et ouverture, Beyoncé braque une lumière flamboyante… et révélatrice, estime Taylor Crumpton. «Les débats autour de Cowboy Carter poussent les gens à considérer ces barrières encore closes, et qui sont plus insidieuses qu’on ne le croit. Je pense que le but de cet album est de rappeler que les Noirs aussi sont la country. Qu’on ne peut pas les exclure de l’équation.»
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