Il est temps de reconnaître le travail des crèches
Le nombre grandissant de bambins atteints de troubles complique le travail des professionnels de la petite enfance. Alors qu’un projet de la droite veut diminuer le taux d’encadrement, ils tirent la sonnette d’alarme
Longtemps réduites à du gardiennage, les crèches assument un rôle crucial dans la société, en permettant aux tout-petits de socialiser et de se développer dans les meilleures conditions. Leur mission va même plus loin. En prenant soin des bambins au quotidien, les professionnels de la petite enfance sont confrontés à un échantillon des problématiques de demain qui dépassent largement les simples couchesculottes.
Parmi elles: l’explosion du nombre d’enfants à besoins particuliers, atteints de troubles du développement ou du spectre autistique. Une réalité qui complique le travail des éducateurs et éducatrices genevois, tenus de veiller sur plusieurs enfants dont certains nécessiteraient un accompagnement quasi individualisé. Très médiatisée à l’école, la question de l’inclusion commence en réalité en crèche. C’est là que les premiers signes d’un retard apparaissent, là que le dépistage précoce s’effectue. Il ne s’agit bien sûr pas de sombrer dans l’alarmisme en collant des étiquettes tous azimuts au moindre comportement suspect, mais d’agir avec réalisme lorsque c’est nécessaire. Les spécialistes le disent, plus un trouble est diagnostiqué tôt, plus il est possible d’influencer la trajectoire de l’enfant.
Dans ce contexte, les diverses propositions de la droite genevoise pour diminuer le taux d’encadrement ou baisser les salaires sous prétexte de créer davantage de places en crèche semblent contre-productives. Comment assurer un accompagnement de qualité en augmentant le nombre d’enfants dont les professionnels, déjà débordés, doivent s’occuper? Comment rendre la profession attractive si l’on permet aux crèches privées d’engager des éducateurs au salaire minimum et non pas selon les conventions de la branche, plus favorables? Cette dernière question fera l’objet d’un vote en juin prochain.
Si le manque de places est réel, les économies d’échelle semblent peu adaptées dans le domaine, éminemment humain, de la petite enfance. Dans une optique de prévention et d’investissement pour l’avenir, il s’agirait plutôt de soutenir ce secteur encore mal reconnu en donnant les moyens aux professionnels d’accomplir leur mission d’intérêt public correctement. Faute de quoi, les problèmes négligés en crèche se répercuteront tôt ou tard sur l’école, domaine régalien par excellence. La petite enfance, encore trop souvent perçue comme une affaire privée, mériterait la même considération.
Les économies d’échelle semblent peu adaptées dans le domaine de la petite enfance
Un bambin qui monopolise l’attention, qui ne socialise pas, qui fait preuve de mutisme ou pique des crises à répétition: les éducateurs de la petite enfance sont confrontés à un nombre grandissant d’enfants à besoins particuliers, parfois atteints de retards du développement ou du langage, ou encore de troubles du spectre autistique. Dans les crèches de la ville de Genève, le nombre d’heures de soutien allouées a augmenté de 6,8% entre 2022 et 2023. Des situations qui mettent à mal l’organisation quotidienne des structures et engendrent un suivi administratif important, souvent effectué en dehors des heures de travail.
Dans un contexte de pénurie persistante – 37 places disponibles pour 100 enfants en 2022 à l’échelle du canton – les crèches constituent un sujet politique brûlant. Alors qu’un projet de l’UDC, soutenu par une élue PLR, veut diminuer le taux d’encadrement, les professionnels du secteur alertent: en cas d’acceptation au Grand Conseil, la qualité de l’accueil sera forcément péjorée. Autre menace: la possibilité, pour les crèches privées, d’embaucher du personnel au salaire minimum et non pas selon les conventions, plus favorables, de la branche. Un projet combattu par la gauche qui sera soumis au vote le 9 juin prochain.
Dynamique de groupe mise à mal
Voilà longtemps que le travail en crèche ne se résume plus à du gardiennage, tant les tâches et les exigences se sont développées. Il peine malgré tout à être considéré à sa juste valeur. «Certains parents partent le matin en nous disant «amusez-vous bien», d’autres pensent que nous ne faisons que changer des couches et donner à manger», confie une éducatrice expérimentée. Il suffit pourtant d’entrevoir le fourmillement d’une crèche pour saisir la complexité d’un métier où chaque seconde compte, où il faut avoir les yeux partout et jongler sans cesse d’une activité à l’autre. Sans parler des responsabilités inhérentes à l’accueil des tout-petits.
Aujourd’hui, un adulte s’occupe au maximum de cinq enfants de moins de 2 ans, de huit enfants de 2 à 3 ans et de dix enfants de plus de 3 ans. Avec le projet de l’UDC Stéphane Florey, qui a déjà tenté à plusieurs reprises d’assouplir les normes d’encadrement, ce ratio pourrait passer à dix pour les 2-3 ans et à 13 pour les plus âgés. «C’est simple, on ne pourra plus faire notre travail correctement et les enfants seront les premiers lésés», déplore Amanda Ojalvo, éducatrice depuis plus de dix ans et par ailleurs conseillère municipale socialiste en ville de Genève. Car aujourd’hui, les professionnels se disent déjà à la limite. Le fort taux d’absentéisme – 13% dans les structures de la ville de Genève en 2019 – et la difficulté à recruter du personnel formé en attestent.
Aider un enfant qui peine à marcher, surveiller celui qui ouvre sans cesse les robinets ou jette des objets, tout en stimulant celle qui reste dans son coin: les éducateurs sont formés à gérer plusieurs situations simultanées. Mais lorsqu’un ou deux bambins mettent systématiquement à mal la dynamique de groupe au moment des siestes, des repas ou encore lors des activités en plein air, la tâche devient parfois trop lourde. «On tente au maximum de faire du sur-mesure et de se relayer pour être à l’écoute de chaque enfant, mais parfois certains auraient besoin d’un adulte à temps plein», confie Claudia*, assistante socio-éducative dans le privé.
Dans les crèches de la ville de Genève, le nombre d’enfants à besoins particuliers est passé de 42 en 2019 à 169 en 2024 sur un total de 4900 enfants. Un chiffre qui englobe les troubles du spectre autistique, les difficultés comportementales ou émotionnelles, les retards du langage, les déficiences motrices ou cognitives. «Pour intégrer ces enfants, nous avons injecté un budget supplémentaire de 1,5 million de francs depuis 2019», indique la cheffe du Département de la cohésion sociale et de la solidarité en ville de Genève, Christina Kitsos, qui en fait une «priorité politique».
Lorsqu’elles sont en difficulté, les crèches font des demandes au Service de la petite enfance qui statue et alloue le budget nécessaire. Des assistantes socio-éducatives sont alors déléguées pour venir en aide aux équipes. En 2019, quelque 13 414 heures de soutien ont été comptabilisées, 38 819 en 2024. Pour la magistrate socialiste, ces ressources supplémentaires sont toutefois une solution transitoire. «A l’avenir, on devrait avoir des équipes pluridisciplinaires avec des psychomotriciens, des logopédistes ou encore des éducateurs spécialisés à même de garantir un environnement inclusif.» Un projet pilote, pour un montant de 320 000 francs, est testé en ce moment dans plusieurs structures de la ville. Il permet à des logopédistes d’intervenir dans les groupes d’enfants.
La situation est encore plus compliquée dans le privé. Educatrice à Genève depuis 2012 et aujourd’hui directrice d’une crèche semi-privée située sur la rive gauche, Céline* doit se débrouiller avec les fonds que la commune débloque au compte-goutte pour faire face à l’augmentation des enfants à besoins particuliers. «En ce moment, on a une aide à 60% qui ne suffit pas à couvrir les besoins, certains enfants nécessitant un accompagnement quasi individualisé.» A ses yeux, une diminution du taux d’encadrement compliquera encore cette inclusion. Car contrairement aux écoles, les crèches se doivent, en théorie, d’accueillir tous les enfants quelles que soient leurs difficultés. «Dans de très rares cas, il peut arriver qu’on doive refuser une prise en charge mais c’est vraiment l’ultime recours», indique Céline, précisant avoir connu un seul cas lors de sa carrière.
Contrairement aux écoles, les crèches se doivent, en théorie, d’accueillir tous les enfants quelles que soient leurs difficultés
Un rôle clé dans le dépistage précoce
Dépassées par l’ampleur de la tâche, les crèches jouent pourtant un rôle clé en termes de dépistage. «Les éducatrices ont beaucoup d’opportunités d’observer les enfants socialiser au quotidien, elles sont très bien placées pour repérer un éventuel retard de développement ou un trouble du spectre de l’autisme», souligne Marie Schaer, médecin et professeure associée au département de psychiatrie de la Faculté de médecine de l’Université de Genève. Responsable de la consultation à la Fondation Pôle Autisme, elle donne également des formations en crèche. «L’enjeu, c’est de réussir à distinguer des gestes occasionnels des signes révélateurs d’un trouble», souligne-t-elle rappelant que plus l’intervention est précoce plus il est possible d’influencer la trajectoire d’un enfant. «Il faut toutefois veiller à ne pas stresser les parents au moindre signe suspect et laisser le temps à chaque enfant de se développer à son rythme», ajoute Christina Kitsos.
Au-delà des défis du quotidien, les troubles génèrent également une surcharge de travail administratif pour les équipes. En cas de suspicion, l’éducateur de référence assure la liaison avec les parents. «On organise les entretiens, on fait intervenir la Guidance infantile ou le Service éducatif itinérant pour discuter des outils à mettre en place pour accompagner au mieux l’enfant, indique Claudia. En fonction des besoins, on met en place un suivi avec un psychologue ou un psychomotricien. Il faut également documenter ces situations qui font l’objet de discussions en équipe lors des colloques.» Le temps dévolu au suivi administratif et à la préparation des activités, soit cinq heures par semaine pour un temps plein, se révèle souvent insuffisant. «Alors que le métier s’est considérablement complexifié, ce ratio de temps n’a jamais évolué», déplore-t-elle.
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