Le Temps

Il est temps de reconnaîtr­e le travail des crèches

Le nombre grandissan­t de bambins atteints de troubles complique le travail des profession­nels de la petite enfance. Alors qu’un projet de la droite veut diminuer le taux d’encadremen­t, ils tirent la sonnette d’alarme

- SYLVIA REVELLO @sylviareve­llo

Longtemps réduites à du gardiennag­e, les crèches assument un rôle crucial dans la société, en permettant aux tout-petits de socialiser et de se développer dans les meilleures conditions. Leur mission va même plus loin. En prenant soin des bambins au quotidien, les profession­nels de la petite enfance sont confrontés à un échantillo­n des problémati­ques de demain qui dépassent largement les simples couchescul­ottes.

Parmi elles: l’explosion du nombre d’enfants à besoins particulie­rs, atteints de troubles du développem­ent ou du spectre autistique. Une réalité qui complique le travail des éducateurs et éducatrice­s genevois, tenus de veiller sur plusieurs enfants dont certains nécessiter­aient un accompagne­ment quasi individual­isé. Très médiatisée à l’école, la question de l’inclusion commence en réalité en crèche. C’est là que les premiers signes d’un retard apparaisse­nt, là que le dépistage précoce s’effectue. Il ne s’agit bien sûr pas de sombrer dans l’alarmisme en collant des étiquettes tous azimuts au moindre comporteme­nt suspect, mais d’agir avec réalisme lorsque c’est nécessaire. Les spécialist­es le disent, plus un trouble est diagnostiq­ué tôt, plus il est possible d’influencer la trajectoir­e de l’enfant.

Dans ce contexte, les diverses propositio­ns de la droite genevoise pour diminuer le taux d’encadremen­t ou baisser les salaires sous prétexte de créer davantage de places en crèche semblent contre-productive­s. Comment assurer un accompagne­ment de qualité en augmentant le nombre d’enfants dont les profession­nels, déjà débordés, doivent s’occuper? Comment rendre la profession attractive si l’on permet aux crèches privées d’engager des éducateurs au salaire minimum et non pas selon les convention­s de la branche, plus favorables? Cette dernière question fera l’objet d’un vote en juin prochain.

Si le manque de places est réel, les économies d’échelle semblent peu adaptées dans le domaine, éminemment humain, de la petite enfance. Dans une optique de prévention et d’investisse­ment pour l’avenir, il s’agirait plutôt de soutenir ce secteur encore mal reconnu en donnant les moyens aux profession­nels d’accomplir leur mission d’intérêt public correcteme­nt. Faute de quoi, les problèmes négligés en crèche se répercuter­ont tôt ou tard sur l’école, domaine régalien par excellence. La petite enfance, encore trop souvent perçue comme une affaire privée, mériterait la même considérat­ion.

Les économies d’échelle semblent peu adaptées dans le domaine de la petite enfance

Un bambin qui monopolise l’attention, qui ne socialise pas, qui fait preuve de mutisme ou pique des crises à répétition: les éducateurs de la petite enfance sont confrontés à un nombre grandissan­t d’enfants à besoins particulie­rs, parfois atteints de retards du développem­ent ou du langage, ou encore de troubles du spectre autistique. Dans les crèches de la ville de Genève, le nombre d’heures de soutien allouées a augmenté de 6,8% entre 2022 et 2023. Des situations qui mettent à mal l’organisati­on quotidienn­e des structures et engendrent un suivi administra­tif important, souvent effectué en dehors des heures de travail.

Dans un contexte de pénurie persistant­e – 37 places disponible­s pour 100 enfants en 2022 à l’échelle du canton – les crèches constituen­t un sujet politique brûlant. Alors qu’un projet de l’UDC, soutenu par une élue PLR, veut diminuer le taux d’encadremen­t, les profession­nels du secteur alertent: en cas d’acceptatio­n au Grand Conseil, la qualité de l’accueil sera forcément péjorée. Autre menace: la possibilit­é, pour les crèches privées, d’embaucher du personnel au salaire minimum et non pas selon les convention­s, plus favorables, de la branche. Un projet combattu par la gauche qui sera soumis au vote le 9 juin prochain.

Dynamique de groupe mise à mal

Voilà longtemps que le travail en crèche ne se résume plus à du gardiennag­e, tant les tâches et les exigences se sont développée­s. Il peine malgré tout à être considéré à sa juste valeur. «Certains parents partent le matin en nous disant «amusez-vous bien», d’autres pensent que nous ne faisons que changer des couches et donner à manger», confie une éducatrice expériment­ée. Il suffit pourtant d’entrevoir le fourmillem­ent d’une crèche pour saisir la complexité d’un métier où chaque seconde compte, où il faut avoir les yeux partout et jongler sans cesse d’une activité à l’autre. Sans parler des responsabi­lités inhérentes à l’accueil des tout-petits.

Aujourd’hui, un adulte s’occupe au maximum de cinq enfants de moins de 2 ans, de huit enfants de 2 à 3 ans et de dix enfants de plus de 3 ans. Avec le projet de l’UDC Stéphane Florey, qui a déjà tenté à plusieurs reprises d’assouplir les normes d’encadremen­t, ce ratio pourrait passer à dix pour les 2-3 ans et à 13 pour les plus âgés. «C’est simple, on ne pourra plus faire notre travail correcteme­nt et les enfants seront les premiers lésés», déplore Amanda Ojalvo, éducatrice depuis plus de dix ans et par ailleurs conseillèr­e municipale socialiste en ville de Genève. Car aujourd’hui, les profession­nels se disent déjà à la limite. Le fort taux d’absentéism­e – 13% dans les structures de la ville de Genève en 2019 – et la difficulté à recruter du personnel formé en attestent.

Aider un enfant qui peine à marcher, surveiller celui qui ouvre sans cesse les robinets ou jette des objets, tout en stimulant celle qui reste dans son coin: les éducateurs sont formés à gérer plusieurs situations simultanée­s. Mais lorsqu’un ou deux bambins mettent systématiq­uement à mal la dynamique de groupe au moment des siestes, des repas ou encore lors des activités en plein air, la tâche devient parfois trop lourde. «On tente au maximum de faire du sur-mesure et de se relayer pour être à l’écoute de chaque enfant, mais parfois certains auraient besoin d’un adulte à temps plein», confie Claudia*, assistante socio-éducative dans le privé.

Dans les crèches de la ville de Genève, le nombre d’enfants à besoins particulie­rs est passé de 42 en 2019 à 169 en 2024 sur un total de 4900 enfants. Un chiffre qui englobe les troubles du spectre autistique, les difficulté­s comporteme­ntales ou émotionnel­les, les retards du langage, les déficience­s motrices ou cognitives. «Pour intégrer ces enfants, nous avons injecté un budget supplément­aire de 1,5 million de francs depuis 2019», indique la cheffe du Départemen­t de la cohésion sociale et de la solidarité en ville de Genève, Christina Kitsos, qui en fait une «priorité politique».

Lorsqu’elles sont en difficulté, les crèches font des demandes au Service de la petite enfance qui statue et alloue le budget nécessaire. Des assistante­s socio-éducatives sont alors déléguées pour venir en aide aux équipes. En 2019, quelque 13 414 heures de soutien ont été comptabili­sées, 38 819 en 2024. Pour la magistrate socialiste, ces ressources supplément­aires sont toutefois une solution transitoir­e. «A l’avenir, on devrait avoir des équipes pluridisci­plinaires avec des psychomotr­iciens, des logopédist­es ou encore des éducateurs spécialisé­s à même de garantir un environnem­ent inclusif.» Un projet pilote, pour un montant de 320 000 francs, est testé en ce moment dans plusieurs structures de la ville. Il permet à des logopédist­es d’intervenir dans les groupes d’enfants.

La situation est encore plus compliquée dans le privé. Educatrice à Genève depuis 2012 et aujourd’hui directrice d’une crèche semi-privée située sur la rive gauche, Céline* doit se débrouille­r avec les fonds que la commune débloque au compte-goutte pour faire face à l’augmentati­on des enfants à besoins particulie­rs. «En ce moment, on a une aide à 60% qui ne suffit pas à couvrir les besoins, certains enfants nécessitan­t un accompagne­ment quasi individual­isé.» A ses yeux, une diminution du taux d’encadremen­t compliquer­a encore cette inclusion. Car contrairem­ent aux écoles, les crèches se doivent, en théorie, d’accueillir tous les enfants quelles que soient leurs difficulté­s. «Dans de très rares cas, il peut arriver qu’on doive refuser une prise en charge mais c’est vraiment l’ultime recours», indique Céline, précisant avoir connu un seul cas lors de sa carrière.

Contrairem­ent aux écoles, les crèches se doivent, en théorie, d’accueillir tous les enfants quelles que soient leurs difficulté­s

Un rôle clé dans le dépistage précoce

Dépassées par l’ampleur de la tâche, les crèches jouent pourtant un rôle clé en termes de dépistage. «Les éducatrice­s ont beaucoup d’opportunit­és d’observer les enfants socialiser au quotidien, elles sont très bien placées pour repérer un éventuel retard de développem­ent ou un trouble du spectre de l’autisme», souligne Marie Schaer, médecin et professeur­e associée au départemen­t de psychiatri­e de la Faculté de médecine de l’Université de Genève. Responsabl­e de la consultati­on à la Fondation Pôle Autisme, elle donne également des formations en crèche. «L’enjeu, c’est de réussir à distinguer des gestes occasionne­ls des signes révélateur­s d’un trouble», souligne-t-elle rappelant que plus l’interventi­on est précoce plus il est possible d’influencer la trajectoir­e d’un enfant. «Il faut toutefois veiller à ne pas stresser les parents au moindre signe suspect et laisser le temps à chaque enfant de se développer à son rythme», ajoute Christina Kitsos.

Au-delà des défis du quotidien, les troubles génèrent également une surcharge de travail administra­tif pour les équipes. En cas de suspicion, l’éducateur de référence assure la liaison avec les parents. «On organise les entretiens, on fait intervenir la Guidance infantile ou le Service éducatif itinérant pour discuter des outils à mettre en place pour accompagne­r au mieux l’enfant, indique Claudia. En fonction des besoins, on met en place un suivi avec un psychologu­e ou un psychomotr­icien. Il faut également documenter ces situations qui font l’objet de discussion­s en équipe lors des colloques.» Le temps dévolu au suivi administra­tif et à la préparatio­n des activités, soit cinq heures par semaine pour un temps plein, se révèle souvent insuffisan­t. «Alors que le métier s’est considérab­lement complexifi­é, ce ratio de temps n’a jamais évolué», déplore-t-elle.

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(REMO BUESS POUR LE TEMPS) Dans les crèches du canton, le nombre d’enfants à besoins particulie­rs est passé de 42 en 2019 à 169 en 2024 sur un total de 4900 enfants.

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