«Les féminicides surviennent dans un contexte coercitif»
VIOLENCES Le nombre de meurtres commis sur des femmes au sein du couple est particulièrement élevé en Suisse. Directeur de deux centres lausannois d’accueil et de prévention, Philippe Bigler estime qu’il faut faire entrer dans le Code pénal une nouvelle d
Le 16 mars dernier, à Vevey, un homme de 32 ans a tué sa compagne de 40 ans chez elle, en la frappant avec un objet. L’auteur était connu de la police, qui était déjà intervenue en décembre 2023 dans cet appartement, pour des violences. C’est la cinquième femme tuée par son partenaire ou ex-partenaire depuis début 2024, en Suisse. A l’échelle nationale, entre 2009 et 2016, il y a eu en moyenne 11 hommes victimes d’homicide au sein d’une relation de couple présente ou passée, contre 108 femmes. La proportion de femmes tuées est donc sept fois plus élevée, selon l’OFS (Office fédéral de la statistique).
Pour Philippe Bigler, directeur du Centre d’accueil MalleyPrairie et Centre Prévention de l’Ale, une meilleure prévention de ce genre de crimes doit passer par un changement de loi. Il plaide pour une nouvelle disposition dans le Code pénal, qui inclurait l’ensemble des comportements survenant quasiment systématiquement en parallèle aux atteintes physiques, et que l’on peut regrouper sous le terme de «contrôle coercitif».
Sa réflexion s’appuie sur les travaux d’Evan Stark et d’autres recherches récentes, aux Etats-Unis et en Europe. Dans un livre* publié en France en 2023, Andreea Gruev-Vintila, chercheuse en psychologie sociale à l’Université Paris-Nanterre, propose une nouvelle compréhension des violences intrafamiliales à la lumière de cette notion. La violence domestique à l’égard des femmes et des enfants, écrit-elle, n’est pas une question de pathologie, de conflit conjugal, ou parental. C’est une forme de violence sociale, presque toujours associée aux moyens de contrôler, surveiller et contraindre l’autre.
Comment définir le contrôle coercitif? On parle de «micro-régulations», destinées à établir une forme d’emprise dans la relation. Il s’agit de harcèlement, de surveillance du téléphone, de contrôle de l’habillement ou des fréquentations, d’humiliations ou d’intimidation. Cela va jusqu’à l’interdiction de sortir, la géolocalisation, l’isolement social ou la captation des revenus. Ce ne sont pas des règles établies comme telles au sein du couple. Plutôt une ligne de conduite qui peut varier, mais qui reste destinée à priver
« Il arrive qu’une femme vive enfermée chez elle par son mari, privée de toute liberté, sans jamais être frappée»
l’autre de sa liberté de mouvement et d’action. Certains chercheurs spécialisés dans les violences domestiques l’assimilent à une forme de «terrorisme intime», voire une «prise d’otage». Evan Stark parle d’un «crime de liberté».
Ce type de contrôle fait-il partie des motifs de demande de protection par les femmes qui viennent se réfugier au Centre d’accueil MalleyPrairie? La plupart du temps, il s’agit de femmes qui ont subi des actes de violences psychologiques et physiques répétées de la part de leur conjoint. Un très grand nombre d’entre elles franchissent le seuil du centre alors qu’elles sont enceintes, qu’elles viennent d’accoucher ou durant les premières années de vie de leur enfant. L’arrivée d’un bébé provoque parfois un sentiment de perte de contrôle pour l’auteur, qui peut conduire à une intensification des agressions. On voit bien, par ces exemples, l’importance du contrôle dans les histoires de violences conjugales. Mais ce qui ressort des parcours de ces femmes, c’est qu’elles subissaient déjà d’innombrables gestes de coercition de la part de leur mari ou partenaire, parfois depuis très longtemps.
En quoi la prise en compte de ces mécanismes de contrôle pourrait-elle contribuer à une meilleure prévention des violences au sein des couples ou des familles? Aujourd’hui en Suisse, il n’existe pas d’infraction de violence domestique. Devant le tribunal, un auteur sera jugé pour des actes distincts, réprimés par plusieurs dispositions du Code pénal qui ne concernent pas spécifiquement les événements survenant dans le contexte d’une relation conjugale: voie de fait, lésion corporelle simple ou grave, contrainte sexuelle, viol, menace. Or, la violence domestique est un continuum d’actes qui, pris isolément, ne constituent pas forcément une infraction. Mais qui, lorsqu’ils se répètent et se cumulent, représentent une atteinte grave à l’intégrité physique et psychique. Tenir compte de cette image globale en justice pénale et civile permettrait de s’accorder sur une définition commune de la violence domestique, d’avoir davantage de conscience de ses mécanismes, mais aussi de mieux former les professionnels à les repérer.
N’est-ce pas l’objectif visé par la nouvelle définition du «stalking», en cours au parlement?
La nouvelle disposition sur le stalking permettra d’améliorer les choses. Mais il ne s’agit que du harcèlement, soit uniquement un des aspects du contrôle coercitif. La notion de répétition n’est malheureusement pas présente dans le projet mis en consultation.
Qu’en est-il du délit de contrainte prévu dans le Code pénal?
Il n’est pas adapté, car la contrainte est une infraction de résultat, c’est-à-dire qu’il faut pouvoir démontrer un effet, à savoir que le harcèlement a concrètement modifié le comportement de la victime. On risque de tenir compte davantage des atteintes subies par la victime, que de l’intention de l’auteur. La responsabilité revient donc à nouveau à la victime de démontrer l’impact des préjudices.
Avec une définition englobant de multiples actes très différents les uns des autres, n’y a-t-il pas un risque de criminaliser des gestes sans grande gravité? Nous avons tendance à identifier principalement les actes physiques et à minimiser les autres composantes de la violence domestique. Or la plupart du temps, un coup s’inscrit dans un contexte marqué par les tentatives de contrôler l’autre. Et parfois, la violence a lieu sans atteinte physique. Il arrive qu’une femme vive enfermée chez elle par son mari, privée de toute liberté, sans jamais être frappée. Il faut justement considérer ces comportements dans la durée et non isolément. C’est la répétition qui fait la gravité de la violence. La plupart des féminicides ont un historique de contrôle coercitif. C’est pour cette raison que, récemment, plusieurs pays comme l’Angleterre, le Danemark et l’Ecosse ont décidé de criminaliser le contrôle coercitif, dans le but de mieux prévenir la violence domestique. Au Canada, depuis 2021, dans le cadre des procédures de divorce, les juges en droit de la famille doivent tenir compte de l’existence d’un contexte de contrôle coercitif pour s’assurer de l’intérêt primordial de l’enfant.
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* Andreea Gruev-Vintila, «Le Contrôle coercitif. Au coeur de la violence conjugale», Dunod, 2023.