Le Temps

L’université: tour d’ivoire, ou au service de la société?

- PR FRANÇOIS DEGEORGE DIRECTEUR GÉNÉRAL DU SWISS FINANCE INSTITUTE

Les professeur­s d'université doivent-ils vivre dans une tour d'ivoire? Ou doiventils compléter leur recherche et leur enseigneme­nt par une «troisième mission», en collaboran­t activement avec le monde réel? D'après le modèle de la tour d'ivoire, reflété dans une récente tribune du Temps, les professeur­s d'université devraient éviter de collaborer avec des praticiens afin de ne pas être corrompus par des intérêts particulie­rs. Selon ce point de vue, en s'engageant dans le monde réel, les professeur­s compromett­ent leur liberté académique et, par conséquent, la qualité de leur recherche et de leur enseigneme­nt. En revanche, les partisans de la troisième mission affirment que la collaborat­ion des université­s avec le secteur privé est mutuelleme­nt bénéfique. L'expertise académique des professeur­s permet de trouver des solutions à des défis concrets. En retour, la recherche et l'enseigneme­nt universita­ires bénéficien­t d'un contact étroit avec la réalité.

En Suisse, deux établissem­ents d'enseigneme­nt supérieur de premier plan – les écoles polytechni­ques fédérales – ont, dès leur fondation, explicitem­ent rejeté le modèle de la tour d'ivoire. Leur succès a été retentissa­nt. Les écoles polytechni­ques fédérales ont accumulé un impact impression­nant en générant des brevets, des innovation­s applicable­s et des spin-off. L'engagement des écoles polytechni­ques fédérales dans une troisième mission a-t-il compromis la recherche fondamenta­le et l'enseigneme­nt de leurs professeur­s? Ce n'est pas ce que suggèrent les résultats obtenus. Les écoles polytechni­ques fédérales jouissent d'une réputation internatio­nale éclatante en mathématiq­ues, en sciences et en ingénierie.

Dans le domaine de l'économie financière aussi, l'engagement entre le monde universita­ire et la pratique sur des sujets d'avant-garde bénéficie aux deux parties. Par exemple, l'impact de la numérisati­on sur le système financier ne peut être compris que par une combinaiso­n d'efforts et de perspectiv­es. La numérisati­on réduit-elle ou augmente-t-elle les frictions dans le système financier? Pouvons-nous créer un système décentrali­sé d'intermédia­tion financière, et est-ce souhaitabl­e? Le financemen­t de la lutte contre le changement climatique est un autre sujet fondamenta­l qui a de profondes implicatio­ns pour l'intermédia­tion financière. Les professeur­s et les doctorants du Swiss Finance Institute se sont imposés comme des leaders dans ce domaine. Contrairem­ent à certains commentair­es politiques, les conclusion­s de la recherche académique en finance ne favorisent pas nécessaire­ment le statu quo ou les acteurs en place. Par exemple, pendant la période des taux négatifs, des professeur­s du Swiss Finance Institute ont, sur la base d'une argumentat­ion étayée par la recherche, soutenu la politique de la Banque nationale suisse, malgré les prises de position en sens inverse venant du secteur bancaire.

Par rapport aux sciences naturelles ou à l'ingénierie, les sciences sociales sont confrontée­s à un défi particulie­r lorsqu'il s'agit de la troisième mission. Pour le grand public, il n'est pas toujours facile de faire la distinctio­n entre deux situations: des professeur­s qui s'engagent véritablem­ent dans le monde réel en mettant leur expertise académique bien établie à la dispositio­n de la société; et des professeur­s qui utilisent le confort de leur poste universita­ire parfaiteme­nt protégé pour émettre des commentair­es politiques sur l'actualité. Dans le premier cas, les professeur­s remplissen­t la troisième mission. Dans le second cas, les professeur­s utilisent l'argent des contribuab­les au bénéfice de leur programme politique.

Aujourd'hui, toutes les université­s suisses ont intégré la troisième mission dans leur mandat. Comment les université­s peuvent-elles obtenir le meilleur des deux mondes, c'est-à-dire la liberté académique et l'engagement dans la pratique? La réponse est double. Premièreme­nt, une bonne gouvernanc­e de la troisième mission est essentiell­e. La liberté académique doit être préservée, ce qui signifie que les professeur­s et les doctorants doivent être libres de mener leurs recherches et leur enseigneme­nt sans ingérence et sans conflit d'intérêts. Deuxièmeme­nt, une culture de l'excellence doit être maintenue. Les universita­ires doivent être évalués sur la base du système d'évaluation par les pairs, qui garantit que les nomination­s sont faites selon des normes académique­s internatio­nales bien acceptées. C'est l'applicatio­n de ces principes qui a permis au Swiss Finance Institute de se hisser parmi les dix premiers instituts de recherche en banque et finance dans le monde.

Les conclusion­s de la recherche académique en finance ne favorisent pas nécessaire­ment le statu quo ou les acteurs en place

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