Le Temps

Les trois vies de Joan Baez vues par trois réalisatri­ces

- NORBERT CREUTZ

Le documentai­re omet sa prestation à Woodstock et ses tubes planétaire­s avec Ennio Morricone pour «Sacco et Vanzetti»

Film contrôlé par l’intéressée mais d’une belle honnêteté, «Joan Baez. I Am a Noise» fait redécouvri­r une chanteuse et une femme d’exception, qui a traversé six décennies de drames et de musique

Pourquoi laisser à d’autres le soin de raconter votre vie? Face à la proliférat­ion actuelle de biopics, reconstitu­tions fictionnel­les ou documentai­res, on peut comprendre la tentation de certains sujets à vouloir contrôler le résultat eux-mêmes. C’est ainsi que la chanteuse Joan Baez – qui avait déjà publié une autobiogra­phie,

Et une voix pour chanter, dès 1987

– a pris les choses en main avant qu’il ne soit trop tard. Cosigné par trois femmes, Karen O’Connor, Miri Navasky et Maeve O’Boyle,

Joan Baez. I Am a Noise («Je suis un bruit»!) porte surtout l’imprimatur de la chanteuse américaine, aujourd’hui âgée de 83 ans. Quoi qu’il en soit, c’est du beau travail, qui se singularis­e par sa quête d’une vérité intime difficilem­ent accessible.

Une fameuse citation de Gabriel Garcia Marquez placée en exergue plane sur tout le film, selon laquelle nous aurions tous trois vies, une publique, une privée et une secrète. La vie publique de Joan Baez est racontée à partir de sa grande tournée d’adieu de 2018-2019. Frappent aussitôt la forme étonnante et la beauté d’une femme qui a su bien vieillir. Mais malgré tout, quel contraste avec la jeune fille propulsée à l’âge de 18 ans sur le devant de la scène folk!

Bob Dylan, David Harris et les autres

Si Baez se raconte en interview, les réalisatri­ces ont également eu accès à quantité d’images d’archives, et cette structure en flashback suscite dès lors une émotion intense. La voir présenter pour la première fois un inconnu nommé Bob Dylan, manifester pour les droits civiques aux côtés de Martin Luther King ou chanter contre la guerre du Vietnam vous situe bien l’icône qu’elle est devenue dans les années 1960-1970.

Tout ceci se double d’une vie privée mouvementé­e et Baez livre sa vérité sur sa relation avec Dylan (dont un portrait trône toujours chez elle), son court mariage avec l’objecteur de conscience David Harris (dont elle a eu un fils qui l’accompagne sur cette dernière tournée) et sa conclusion résignée qu’elle n’était pas faite pour vivre en couple. Une première relation amoureuse avec une fille est aussi évoquée, laissant deviner une vie sentimenta­le encore compliquée par la suite (comme d’autres, sa relation avec un jeune Steve Jobs est passée sous silence). Arrive le «trou d’air» des années 1980, ces maudites années Reagan qui la voient orpheline de ses luttes passées, rattrapée comme tant de ses contempora­ins par le showbiz ou le charité business. Cette «miss propre» de la chanson révèle même avoir abusé de drogues (en particulie­r le Quaalude) pour tenir le coup.

Une enfance compliquée

Malgré tout, les valeurs de sa famille quaker et son besoin de s’élever contre l’injustice sociale dans le monde l’aident à traverser ses propres épreuves. Et c’est là qu’intervient la «vie secrète», effleurée dès l’évocation de son enfance. Les images sorties de l’incroyable fonds conservé et classé par sa mère montrent une sorte de famille idéale des années 1950, avec trois filles adorables, en route de par le monde grâce au travail de son père ingénieur (également actif pour l’Unesco). Mais la réalité était nettement moins rose, à commencer par les moqueries racistes dont Joan fut victime à l’école du fait de son teint basané hérité d’un père d’origine mexicaine. Puis il y eut les inévitable­s rivalités entre soeurs, exacerbées du fait de ce succès précoce: l’aînée Paulina dut couper tout lien pour suivre une voie d’autant plus discrète tandis que la cadette Margarita, alias Mimi Fariña, tenta d’imiter Joan en tout, avec plus ou moins de succès.

Joan Baez avoue aussi toute une vie passée à combattre des crises d’angoisse et une bipolarité handicapan­te. Mais le vrai secret tombe dans la dernière demiheure, quand, dans une tentative tardive de réconcilia­tion, elle (re) découvre apparemmen­t des abus paternels. «Non, pas elle aussi!» se dit-on. Et c’est à ce moment, dans cette quête de vérité ultime, que le film cale: l’abus en question restera suggéré, jamais clairement énoncé, nous laissant libres de tout imaginer, jusqu’à une simple suggestion par un psy! La vie de la famille Baez s’en trouvera apparemmen­t détruite, menant à de tristes fins autour de Joan, la dernière survivante.

Anecdotiqu­e que tout cela? Sûrement pas, dans la mesure où il en résulte un portrait d’une belle complexité. Que de drames qu’on n’imaginait pas derrière la voix d’or, l’image lisse et l’engagement inaltérabl­e de Joan Baez! Mais d’un autre côté, il est vrai qu’on en apprend peu sur sa musique, le film omettant jusqu’à sa prestation à Woodstock et ses tubes planétaire­s avec Ennio Morricone pour Sacco et Vanzetti.

Comment traversa-t-elle donc ces six décennies, confrontée au changement des modes musicales, entre fidélité à un style et ringardisa­tion? On en entend aussi fort peu sur son «Fare Thee Well Tour». Faisant écho à une bizarre scène «spontanée» qui la voit descendre dans la rue pour danser en public à Paris, un final apaisé avec son chien dans sa retraite californie­nne vient rappeler la part de mise en scène de l’affaire: un «documenteu­r» qui ne biaise en l’occurrence sûrement pas trop, mais qui arrondit tout de même certains angles.

Joan Baez. I Am a Noise, documentai­re de Karen O’Connor, Miri Navasky et Maeve O’Boyle (Etats-Unis, 2023), 1h53.

 ?? (IMAGE EXTRAITE DE «JOAN BAEZ. I AM A NOISE», STEPHEN SONNERSTEI­N/MAGNOLIA PICTURES) ?? En mars 1965, Joan Baez, militante des droits civiques, rejoignit la marche de Martin Luther King de Selma à Montgomery qui se termina au pied du Capitole de l’Etat d’Alabama devant la garde nationale.
(IMAGE EXTRAITE DE «JOAN BAEZ. I AM A NOISE», STEPHEN SONNERSTEI­N/MAGNOLIA PICTURES) En mars 1965, Joan Baez, militante des droits civiques, rejoignit la marche de Martin Luther King de Selma à Montgomery qui se termina au pied du Capitole de l’Etat d’Alabama devant la garde nationale.

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