Chanteur éclipse
«Pour écrire, j’ai besoin de rencontrer les gens, souvent les chansons se cachent dans ce qu’ils racontent»
Entre la chanson à texte et la variété, Antoine Barrau n’a jamais vraiment tranché, mais a toujours trouvé les bons mots. A 39 ans, il promène sa plume sur scène ou dans les coulisses, quand il écrit pour d’autres
Vous voyez ces gens qui, quand ils se font marcher sur les pieds, demandent pardon? Antoine Barrau les connaît bien. Il est fait du même bois. Pour eux, il a pris la plume, la guitare et écrit Aux éclipses. Un hommage pudique et joyeux «aux chrysalides en attente, aux timides, aux incompris, aux mères de famille qui se démènent pour rapporter un smic sans faire de vagues». Une déclaration d’amour aux gens normaux, «à ceux qui fuient la lumière, mais qui devraient pourtant nous fasciner». Aux éclipses, c’est aussi la première chanson d’un nouvel EP velours (Regarde autour) que le Parisien est venu partager mi-mars à La Frange, dans le cadre de «Bars en Fête» – un festival genevois qui, chaque année quand commence le printemps, propose à des artistes francophones de venir se produire dans les troquets. Ici, un troquet à tricot.
Epris de liberté
A La Frange, entre les pelotes de laine et les passants qui, intrigués par le dispositif, collaient le nez à la vitre, l’éclipse Antoine Barrau a tiré son fil et tressé des histoires. Derrière le micro, il devient Igit, l’artiste au chapeau et à la voix rugueuse que beaucoup ont découvert en 2014 aux débuts de l’émission à succès The Voice, alors qu’il reprenait Fever de Little Willie John et Les Bonbons de Brel. A l’époque, cuistot dans une brasserie de la capitale, il partage son temps entre les steaks frites et les plateaux télé, après avoir roulé sa bosse et sa guitare dans la rue en France, au Canada et en Slovénie. Le voici dix ans plus tard, à la veille de ses 40 ans, menant de front une carrière d’artiste indépendant et d’auteur-compositeur à succès. Son nom ne vous dit peut-être rien, ses mots sûrement. Il a coécrit Voilà de Barbara Pravi et collaboré, notamment, avec Christophe Willem, Julie Zenatti et Yannick Noah. Naviguant tantôt au coeur de l’industrie musicale, tantôt à sa marge, tantôt en équipe, tantôt en solitaire.
Sa valse à deux temps, entre la grisante liberté de l’indépendance – il a fabriqué son propre studio – et l’exigence d’un marché très concurrentiel, Igit la vit sans complexe. Ecrire pour les autres lui permet d’engranger de quoi créer et faire vivre sa musique sans contrainte. Mais pas seulement. «La volonté d’indépendance peut aussi mener à s’enfermer un peu», philosophe-t-il par téléphone quelques jours après son concert. Lui aime l’échange, la rigueur et l’humilité qu’impose la quête de collaborations fructueuses – «sur dix chansons écrites, il y en a peut-être deux qui vont sortir» – et affectionne la franche camaraderie – «si tu fais un disque et que tu te plantes, il vaut mieux l’avoir fait à deux, parce qu’au moins tu auras un peu rigolé, il se sera passé un truc. Si tu l’as fait seul et qu’en plus personne n’écoute…»
De l’industrie, par contre, il n’aime pas l’image qui fait de l’ombre aux mots. «C’est un peu mon drame du moment, on n’a plus tellement de chanteurs âgés. On vit dans une société où il faut gonfler les muscles. Les labels investissent dans des jeunes avec une confiance dingue, prêts pour Instagram. Est-ce qu’un Brassens avec son côté anar, un Cabrel introverti auraient fait des stories?» Pour Igit, peu importe la belle gueule pourvu qu’il y ait l’histoire. «J’ai du mal avec les morceaux instrumentaux, il faut que ça raconte quelque chose. Pour écrire, j’ai besoin de rencontrer les gens, souvent les chansons se cachent dans ce qu’ils racontent», résume celui qui se plaît à imaginer ses compositions comme des petits personnages.
De ses passages sur TF1 les soirs de grande écoute, il conserve une affection pour la chanson populaire «qui réunit les générations et transcende les milieux sociaux». Alors qu’il a grandi bercé par des influences anglo-saxonnes et éclos dans les Open Mic d’Ottawa, aujourd’hui ses étoiles s’appellent Alain Souchon, Jane Birkin et Francis Cabrel qu’Igit admire autant pour ses «chefs-d’oeuvre» que pour son engagement associatif. «J’ai plus de mal avec les gens de mon âge. J’ai besoin de voir comment les gens vieillissent pour adhérer à quelqu’un», glisse-t-il.
Heureuse mélancolie
Le temps qui passe, le temps qui reste, celui qui fuit et celui qui s’étire, la collision des générations, Antoine Barrau en a fait son terrain de jeu. «Dites, ça devait être triste, quand vous viviez en noir et blanc. Une rose grise, c’est moins charmant», chantet-il à Catherine Deneuve dans son titre Noir et Blanc. Plongé dans les pellicules, il aime mélanger les bobines. «Si c’était toujours mieux avant, c’est qu’on est mieux maintenant que demain. Alors dis-moi, qu’est-ce qu’on attend pour se dire qu’ici évidemment qu’on est bien?» questionne-t-il dans sasuperbe Belle Epoque.
La voix est grave, comme les thèmes qui le traversent, mais les mots enveloppent, allègent. «J’ai la mélancolie heureuse. On peut facilement se complaire dans la noirceur, j’aime trouver le positif», dit Igit. Et de citer Prévert: «Essayons d’être heureux, ne serait-ce que pour montrer l’exemple.» A La Frange, le 15 mars dernier, en costard baskets, Igit a en tout cas su dessiner des sourires sur les visages. Comme dit sa chanson: «Personne ne résiste aux éclipses.»
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