Au sein de Tsahal, «la vengeance pour moteur»
Dans un long témoignage retranscrit par le «Courrier international», un soldat israélien se livre sur son ressenti à Gaza, entre les crimes perpétrés contre les Palestiniens et le climat toxique au sein des troupes
Peu de soldats israéliens se sont épanchés sur la guerre qu’ils mènent dans la bande de Gaza. Un psychologue israélien de 35 ans, réserviste a décidé de prendre la parole dans les colonnes du site féministe israélien Politically Koret, témoignage très rare que le Courrier international a retranscrit en français. L’occasion de jeter une lumière crue sur l’offensive qui a suivi l’attaque du Hamas en Israël le 7 octobre.
«Dès le premier instant, il était clair pour moi que nous allions nous engager dans quelque chose sans retour possible et surtout, sans précédent dans l’histoire de notre pays», raconte-t-il. La vengeance est le principal moteur, relève le soldat, aujourd’hui de retour chez lui en Galilée. «Elle animait et aveuglait la plupart des soldats qui m’entouraient, y compris ceux placés sous mes ordres.»
Les Gazaouis, «des parasites»
Il connaissait déjà, du temps de son service obligatoire à l’âge de 20 ans, les mauvais traitements infligés aux détenus palestiniens, auxquels il n’avait pas participé au prix de quelques remarques: «Cela ne me dérangeait pas de rester les bras croisés et de recevoir des critiques. Mais, dans la guerre en cours aujourd’hui, j’ai découvert que je n’avais plus aucune autorité sur mes soldats.»
Il poursuit en listant des atrocités dont il a été témoin à Gaza sans réagir: «C’est une violence d’une telle évidence et d’une telle férocité que vous n’avez aucune capacité à résister à l’implosion de vos valeurs. Dans cette violence effrénée, totalement et uniquement motivée par la vengeance, un commandant de brigade était aux premières loges. […] Quant au passe-temps de son lieutenant, c’était d’entrer dans les maisons palestiniennes, et d’y mettre le feu ou de les faire exploser.»
L’homme affirme qu’il n’est plus possible de se faire entendre dans l’armée si l’on dérive d’une conception qui fait des Gazaouis des «parasites». «Aujourd’hui, dans la bande de Gaza, si on n’adhère pas au discours extrémiste et politiquement frelaté qui s’est emparé de toute la société israélienne, on perd tout crédit»
Le psychologue refuse toutefois le terme de génocide. «Ce qui est en jeu, ce sont plutôt ces jeunes Israéliens de 25 ans, terrorisés, assis sur un balcon ou planqués dans un grenier, et qui, même s’il y a un cessezle-feu, tirent sur tout ce qui bouge, surtout si ça ressemble à une arme. En tirant, ils deviennent des héros. Voilà la règle du jeu aujourd’hui.» Une peur moquée, poursuit-il: «Une fois, […] un camarade a été pris d’une crise de panique. Ce qu’on a compris, c’est qu’il avait juré à ses parents et à ses proches de revenir entier et en vie. [Un] officier s’est pointé et a gueulé: «Si je t’entends encore une fois parler de ta peur, je te baiserai. Et si tu ressens vraiment cela, alors barre-toi, parce que tu fous en l’air le moral de tout le monde avec tes pleurnicheries.»
Une fracture
«J’ai découvert que je n’avais plus aucune autorité sur mes soldats» UN RÉSERVISTE ISRAÉLIEN DE 35 ANS
Depuis son retour, l’horreur le poursuit. Impossible de faire comme si de rien n’était face à sa femme et ses enfants: «Je suis coincé. Je ne peux pas retourner [dans la bande de Gaza] mais je ne peux pas non plus rester ici, dans mon village, tout en me taisant sur ce que j’ai vu et surtout sur ce que j’ai fait.» Les deux mois que cet homme a passés à Gaza l’ont profondément changé. Il éprouve désormais «des accès de tristesse et des troubles dépressifs» et constate une fracture au sein de sa famille, notamment avec son père qui avait combattu pendant la guerre du Kippour. «Il n’a jamais douté de notre bon droit et de notre culture guerrière.»
Si l’offensive à Gaza l’a chamboulé, elle a également transformé la société, dit-il. «Cette guerre nous changera à tout jamais. Vous êtes à Gaza, un drone vole au-dessus de vous et largue une ogive RPG à deux pas de vous, tandis qu’autour de vous coulent des rivières de sang. Cela s’appelle un massacre. Avant de voir ce que j’ai vu, je n’aurais jamais cru que des êtres humains soient capables de telles choses. Et puis reviennent sans cesse les questions existentielles israéliennes. Nous sera-t-il possible de vivre encore dans ce pays? Nos âmes absorbent la violence, une violence qui ne mène nulle part, sauf à notre perte.»
Pourtant, cet homme estime que sa place est dans l’armée. «Je crois que je dois me battre, même si cette guerre me paraît invraisemblable, à moi comme à de nombreux autres frères d’armes. Nous, Israéliens, sommes brisés.» ■