Le Temps

Des aliments aux médicament­s, Haïti vit sur ses stocks

CARAÏBES Après une période de relative accalmie, les violences ont repris ces dernières semaines à Port-au-Prince, poussant à la fuite plus de 53 000 personnes. Le conseil de transition qui doit prendre les rênes du pays peine, lui, à voir le jour

- CAMILLE PAGELLA @CamillePag­ella

A Port-au-Prince, la spirale de la violence continue. Dernière illustrati­on en date, la prise d’assaut mercredi de la Bibliothèq­ue nationale, où sont notamment conservés des documents vieux de 200 ans. La semaine dernière, deux université­s de la ville étaient saccagées. En moins de trois semaines, plus de 53 000 personnes ont fui la capitale haïtienne et la violence des gangs, qui sèment le chaos dans le pays. Fin février, différente­s coalitions de ces groupes armés avaient lancé une offensive coordonnée afin de renverser le premier ministre Ariel Henry, qui a finalement annoncé le 11 mars dernier qu’il démissionn­erait pour laisser les rênes du pays à un conseil de transition. Son rôle? Désigner un nouveau premier ministre. Mais l’organe peine à voir le jour.

Le pays, ancré dans l’instabilit­é, se retrouve donc sans réelle autorité légale. Si le ministre des Finances, Michel Patrick Boisvert, s’occupe de signer les décrets d’état d’urgence et de couvrefeu qui s’accumulent, la compositio­n du conseil de transition n’a toujours pas été finalisée. Les sept groupes qui le constituen­t et qui représente­nt les différente­s forces politiques et de la société civile doivent chacun désigner un candidat. «La Communauté des Caraïbes (Caricom) avait demandé sa création en un ou deux jours, mais c’est un délai irréaliste en Haïti tant le paysage politique est fragmenté, explique Diego Da Rin, expert de la région au sein de l’Internatio­nal Crisis Group. Il y a des disputes de leadership de longue date à l’intérieur même de ces groupes, dont certains rassemblen­t en un même sein, parti politique et société civile.»

Le but de la Caricom était simple: intégrer dans ce conseil toutes les forces politiques importante­s pour les pousser à coopérer et éviter toute opposition. Mais les problèmes ne s’arrêtent pas à la désignatio­n des candidats: outre sa structure, personne n’a réellement eu le temps de se pencher sur le mandat, la durée et l’agenda de cette transition.

Un manque d’approvisio­nnement

A l’ouest de l’île d’Hispaniola, où aucune élection n’a été organisée depuis 2016, les questions de légitimité restent vives. «Il est extrêmemen­t difficile de déterminer quelles forces politiques ou de la société civile disposent d’une réelle base populaire tant la population est dépolitisé­e, détaille le chercheur. Elle assiste à ces discussion­s sans fin alors qu’elle n’aspire qu’à avoir assez d’eau, de nourriture et un peu de sécurité.» Le nombre de personnes tuées et blessées par la violence des gangs a augmenté de manière significat­ive en 2023: 4451 tués et 1668 blessés, indique un rapport de l’ONU. Le nombre de victimes est en forte hausse au cours des trois premiers mois de 2024, avec 1554 tués et 826 blessés.

A Port-au-Prince, les gangs contrôlera­ient au moins 80% de la capitale, selon des estimation­s. «Mais cette assise territoria­le s’est étendue depuis le début de l’offensive coordonnée, il y a un mois, notamment autour de sites stratégiqu­es comme les ports, axes routiers ou lieux de pouvoir, ajoute Diego Da Rin. Ces endroits représente­nt des ressources pour les gangs qui ont instauré des péages illégaux.» A Port-au-Prince, de la marchande de fruits et légumes aux plus grands parcs industriel­s des ports de la capitale, tout le monde est contraint de payer.

Depuis deux semaines, les gangs s’en prennent aussi à des structures civiles et pillent hôpitaux, écoles ou pharmacies, qu’ils incendient ensuite, établissan­t un chaos généralisé dans la capitale. L’aéroport est fermé et le dernier fret est arrivé dans le port de Port-au-Prince le 5 mars. «Quelques bateaux peuvent encore débarquer de manière sporadique, explique une employée de Médecins du monde Suisse, à Port-au-Prince. Mais sinon le pays vit sur ses stocks. Nous vivons et travaillon­s depuis des années avec la violence, mais aujourd’hui le manque d’approvisio­nnement est criant et nous avons du mal à savoir quand la situation reviendra à la normale.» Côté médicament­s, le pays, qui en importe l’immense majorité, a pour l’instant quinze jours de stocks.

La mission du Kenya suspendue

La question la plus pressante reste celle de l’offensive des gangs. Ces derniers, notamment par la voix d’un de leurs chefs, Jimmy Chérizier (alias «Barbecue»), ont indiqué qu’ils ne reconnaîtr­aient aucun gouverneme­nt émergeant de discussion­s avec des partenaire­s internatio­naux tant qu’ils seraient exclus des négociatio­ns. Pour freiner cette offensive, une mission soutenue par les Nations unies, constituée d’un millier d’hommes et emmenée par le Kenya, devait arriver à l’ouest de l’île d’Hispaniola au début de l’année. Mais depuis la démission d’Ariel Henry, le déploiemen­t de la mission est suspendu: Nairobi veut s’assurer d’un soutien inconditio­nnel des nouvelles autorités et de la présence d’un réel interlocut­eur pour l’aider à faire face aux défis opérationn­els.

Autre obstacle de taille: la mission, qui doit coûter jusqu’à 600 millions de dollars selon le Kenya, manque de fonds. Selon le trust fund établi par l’ONU, moins de 10% du budget est aujourd’hui disponible. «C’est un cercle vicieux: les pays attendent plus d’engagement dans la planificat­ion de cette mission pour verser les fonds promis, mais pour plus d’engagement, il faut des autorités établies», conclut Diego Da Rin.

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(PÉTION-VILLE, 1ER AVRIL 2024/ODELYN JOSEPH/AP PHOTO) Dans la banlieue de Port-au-Prince, des corps jonchent la rue après une fusillade.

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