Le chinois Temu déferle sur le monde
Prix défiant toute concurrence, livraison gratuite, offre très variée, marketing agressif… la plateforme d’e-commerce connaît un essor fulgurant. Mais les polémiques s’enchaînent sur la piètre qualité des produits vendus et sur la protection des données d
Lancé en septembre 2022, le site chinois d’e-commerce Temu a connu une croissance foudroyante, portée par ses prix très bas pour des articles allant de l’habillement aux cosmétiques, en passant par les bijoux ou les appareils électroniques. La plateforme séduit notamment les personnes à faible revenu, jouant sur la possibilité de «faire les courses comme un milliardaire», selon son slogan «Shop like a billionaire». Un argument de poids dans les pays occidentaux, où l’inflation grignote le pouvoir d’achat des consommateurs.
«Temu, c’est Amazon sous stéroïdes», explique l’expert en commerce de détail Niel Saunders à la BBC. L’entreprise affole les compteurs: elle afficherait déjà plus de 900 millions d’utilisateurs dans le monde. La croissance passe aussi par la Suisse. Le site d’e-commerce rencontre un succès croissant grâce à son marketing omniprésent sur les réseaux sociaux. Disponible depuis le mois de juin dernier, Temu figure depuis parmi les applications les plus téléchargées. Le chiffre d’affaires réalisé en Suisse aurait dépassé l’an dernier les 300 millions de francs, selon les estimations du cabinet de conseil Carpathia.
Une promotion considérable
Quelles sont les recettes de ce succès impressionnant? Premièrement, la plateforme n’hésite pas à faire des investissements énormes pour gagner en notoriété. Selon le cabinet Bernstein, Temu a ainsi dépensé 3 milliards de dollars en publicité en 2023 aux Etats-Unis. La firme s’est notamment payé trois encarts publicitaires pendant le Super Bowl, la finale du championnat de football américain, à plus de 7 millions de dollars les trente secondes, et deux autres publicités après.
Temu est aujourd’hui le symbole d’une tendance: trois des quatre applications gratuites les plus téléchargées aux EtatsUnis sont d’origine chinoise. C’est le cas de Shein, une application spécialisée dans les articles de mode, là où Temu se place plutôt en concurrent d’Amazon avec son offre extrêmement variée.
Le savoir-faire chinois
Fortes du savoir-faire acquis dans un pays de plus de 1 milliard d’internautes, les applications chinoises sont devenues des as du traitement des données et de l’expérience client. Les clients se connectent autant pour un achat précis que pour se divertir. La réussite de ces applications intervient dans un contexte de tensions géopolitiques autour d’une autre plateforme chinoise, TikTok. Accusée d’être un risque pour la sécurité nationale et la santé mentale, l’application tente d’éviter une interdiction pure et simple sur le sol américain.
Derrière Temu se cache le géant chinois du commerce en ligne Pinduoduo (PDD). Depuis son lancement en 2015, ce groupe a fait des prix cassés une spécialité. Jadis poids plume du commerce en ligne, il se présente désormais comme un concurrent de taille du mastodonte chinois Alibaba. L’entreprise a vu l’an dernier son chiffre d’affaires bondir de 90% à 247,6 milliards de yuans (31 milliards de francs).
«Le phénomène impressionne par son ampleur, souligne Nicolas Inglard, spécialiste du commerce de détail et directeur du cabinet d’études Imadeo. Au-delà des prix attractifs, Temu déroule deux grandes idées assez simples. D’une part, la garantie de service, en proposant un rabais si la livraison n’est pas effectuée dans les temps. De l’autre, l’application a un côté très addictif et crée à merveille une excitation du moment. C’est redoutable.» Pour rendre accros les clients, le site est parsemé de jeux en ligne qui permettent de gagner des produits gratuits.
Mais Temu est désormais dans le collimateur de plusieurs pays, dont la France, comme symbole de l’«ultra fast fashion». L’Assemblée nationale a voté en mars plusieurs mesures contre «la mode jetable» dans le prêt-à-porter au nom de l’environnement.
«L’application Temu a un côté très addictif et crée à merveille une excitation du moment. C’est redoutable» NICOLAS INGLARD, DIRECTEUR DU CABINET D’ÉTUDES IMADEO
Et les controverses se suivent tant sur la qualité des produits que sur la protection des données. Fin mars, Temu a retiré en France et au Royaume-Uni une campagne de promotion après une polémique sur l’utilisation des données des clients. L’offre consistait à acheter et utiliser à vie plusieurs données personnelles de ses clients en échange d’argent et de bons d’achat. Le programme Cash Reward proposait de bénéficier d’une cagnotte minimum de 100 euros en téléchargeant l’application et en cliquant sur un lien de parrainage.
Mais Temu ne précisait pas qu’il était aussi nécessaire de partager de nombreuses données sensibles pour récupérer ce gain. Seuls les noms d’utilisateur et les photos de profil ont été utilisés, affirme au Temps une porte-parole du site chinois. «Nous comprenons néanmoins qu’il y ait eu des malentendus quant à l’étendue de notre utilisation des informations de nos clients. C’est pourquoi nous avons décidé de suspendre temporairement le programme», ajoute l’entreprise qui affirme qu’elle ne vend pas les données de clients.
De plus, la qualité discutable des articles vendus est régulièrement pointée du doigt. Le lobby européen des industries du jouet, Toy Industries of Europe (TIE), a récemment évalué 19 jouets achetés sur la plateforme. Aucun d’entre eux n’était conforme à la réglementation de l’Union européenne, tandis que 18 d’entre eux «présentaient un réel danger pour la sécurité des enfants».
Un phénomène durable?
Pour la Fédération romande des consommateurs, il est urgent de responsabiliser les plateformes en ligne. Jean Busché, expert économie et nouvelles technologies à la FRC, déplore «le vide juridique en Suisse en ce qui concerne la régulation des plateformes et le manque de droits accordés aux utilisateurs. Les sites doivent clairement indiquer leur rôle d’intermédiaire et préciser la responsabilité en cas de mauvaise ou non-exécution d’un contrat.»
Le spécialiste de la FRC ajoute: «Peu importe où se trouve leur siège, les plateformes doivent se conformer au droit suisse lorsqu’elles vendent des produits et services aux consommateurs. Elles doivent en outre disposer d’un représentant sur le sol suisse.» La FRC réalise actuellement une série de tests et d’enquêtes sur les biens proposés par certaines plateformes d’e-commerce.
Greenpeace Suisse observe avec inquiétude l’essor de ces sites. «Le gros problème du développement fulgurant des plateformes comme Temu ou Shein est le modèle commercial sous-jacent: produire et vendre toujours plus, toujours moins cher, toujours plus vite, résume Joëlle Hérin, experte consommation et économie circulaire au sein de l’ONG. Résultat: des montagnes de produits de basse qualité qui sont à peine utilisés avant d’être jetés, des ressources précieuses gaspillées et une crise environnementale qui s’amplifie.» L’organisation déplore par ailleurs le manque d’informations de Temu sur son impact environnemental.
Face aux critiques et aux menaces de réglementation, le phénomène Temu est-il soutenable à long terme? «L’entreprise achète actuellement des parts de marché en inondant les réseaux sociaux de publicité, analyse Nicolas Inglard. Ils ont les reins suffisamment solides pour mener cette guerre commerciale.»
Qu’importent les accusations, les clients attirés par les prix bas continuent d’acheter. La réussite de Temu traduit un paradoxe chez les consommateurs. Alors qu’ils sont de plus en plus nombreux à se soucier de leur impact écologique, ils n’hésitent pas non plus à se tourner vers des sites très éloignés de ces considérations.
■