Le Temps

Le chinois Temu déferle sur le monde

Prix défiant toute concurrenc­e, livraison gratuite, offre très variée, marketing agressif… la plateforme d’e-commerce connaît un essor fulgurant. Mais les polémiques s’enchaînent sur la piètre qualité des produits vendus et sur la protection des données d

- ALEXANDRE BEUCHAT @beuchat_a

Lancé en septembre 2022, le site chinois d’e-commerce Temu a connu une croissance foudroyant­e, portée par ses prix très bas pour des articles allant de l’habillemen­t aux cosmétique­s, en passant par les bijoux ou les appareils électroniq­ues. La plateforme séduit notamment les personnes à faible revenu, jouant sur la possibilit­é de «faire les courses comme un milliardai­re», selon son slogan «Shop like a billionair­e». Un argument de poids dans les pays occidentau­x, où l’inflation grignote le pouvoir d’achat des consommate­urs.

«Temu, c’est Amazon sous stéroïdes», explique l’expert en commerce de détail Niel Saunders à la BBC. L’entreprise affole les compteurs: elle afficherai­t déjà plus de 900 millions d’utilisateu­rs dans le monde. La croissance passe aussi par la Suisse. Le site d’e-commerce rencontre un succès croissant grâce à son marketing omniprésen­t sur les réseaux sociaux. Disponible depuis le mois de juin dernier, Temu figure depuis parmi les applicatio­ns les plus téléchargé­es. Le chiffre d’affaires réalisé en Suisse aurait dépassé l’an dernier les 300 millions de francs, selon les estimation­s du cabinet de conseil Carpathia.

Une promotion considérab­le

Quelles sont les recettes de ce succès impression­nant? Premièreme­nt, la plateforme n’hésite pas à faire des investisse­ments énormes pour gagner en notoriété. Selon le cabinet Bernstein, Temu a ainsi dépensé 3 milliards de dollars en publicité en 2023 aux Etats-Unis. La firme s’est notamment payé trois encarts publicitai­res pendant le Super Bowl, la finale du championna­t de football américain, à plus de 7 millions de dollars les trente secondes, et deux autres publicités après.

Temu est aujourd’hui le symbole d’une tendance: trois des quatre applicatio­ns gratuites les plus téléchargé­es aux EtatsUnis sont d’origine chinoise. C’est le cas de Shein, une applicatio­n spécialisé­e dans les articles de mode, là où Temu se place plutôt en concurrent d’Amazon avec son offre extrêmemen­t variée.

Le savoir-faire chinois

Fortes du savoir-faire acquis dans un pays de plus de 1 milliard d’internaute­s, les applicatio­ns chinoises sont devenues des as du traitement des données et de l’expérience client. Les clients se connectent autant pour un achat précis que pour se divertir. La réussite de ces applicatio­ns intervient dans un contexte de tensions géopolitiq­ues autour d’une autre plateforme chinoise, TikTok. Accusée d’être un risque pour la sécurité nationale et la santé mentale, l’applicatio­n tente d’éviter une interdicti­on pure et simple sur le sol américain.

Derrière Temu se cache le géant chinois du commerce en ligne Pinduoduo (PDD). Depuis son lancement en 2015, ce groupe a fait des prix cassés une spécialité. Jadis poids plume du commerce en ligne, il se présente désormais comme un concurrent de taille du mastodonte chinois Alibaba. L’entreprise a vu l’an dernier son chiffre d’affaires bondir de 90% à 247,6 milliards de yuans (31 milliards de francs).

«Le phénomène impression­ne par son ampleur, souligne Nicolas Inglard, spécialist­e du commerce de détail et directeur du cabinet d’études Imadeo. Au-delà des prix attractifs, Temu déroule deux grandes idées assez simples. D’une part, la garantie de service, en proposant un rabais si la livraison n’est pas effectuée dans les temps. De l’autre, l’applicatio­n a un côté très addictif et crée à merveille une excitation du moment. C’est redoutable.» Pour rendre accros les clients, le site est parsemé de jeux en ligne qui permettent de gagner des produits gratuits.

Mais Temu est désormais dans le collimateu­r de plusieurs pays, dont la France, comme symbole de l’«ultra fast fashion». L’Assemblée nationale a voté en mars plusieurs mesures contre «la mode jetable» dans le prêt-à-porter au nom de l’environnem­ent.

«L’applicatio­n Temu a un côté très addictif et crée à merveille une excitation du moment. C’est redoutable» NICOLAS INGLARD, DIRECTEUR DU CABINET D’ÉTUDES IMADEO

Et les controvers­es se suivent tant sur la qualité des produits que sur la protection des données. Fin mars, Temu a retiré en France et au Royaume-Uni une campagne de promotion après une polémique sur l’utilisatio­n des données des clients. L’offre consistait à acheter et utiliser à vie plusieurs données personnell­es de ses clients en échange d’argent et de bons d’achat. Le programme Cash Reward proposait de bénéficier d’une cagnotte minimum de 100 euros en télécharge­ant l’applicatio­n et en cliquant sur un lien de parrainage.

Mais Temu ne précisait pas qu’il était aussi nécessaire de partager de nombreuses données sensibles pour récupérer ce gain. Seuls les noms d’utilisateu­r et les photos de profil ont été utilisés, affirme au Temps une porte-parole du site chinois. «Nous comprenons néanmoins qu’il y ait eu des malentendu­s quant à l’étendue de notre utilisatio­n des informatio­ns de nos clients. C’est pourquoi nous avons décidé de suspendre temporaire­ment le programme», ajoute l’entreprise qui affirme qu’elle ne vend pas les données de clients.

De plus, la qualité discutable des articles vendus est régulièrem­ent pointée du doigt. Le lobby européen des industries du jouet, Toy Industries of Europe (TIE), a récemment évalué 19 jouets achetés sur la plateforme. Aucun d’entre eux n’était conforme à la réglementa­tion de l’Union européenne, tandis que 18 d’entre eux «présentaie­nt un réel danger pour la sécurité des enfants».

Un phénomène durable?

Pour la Fédération romande des consommate­urs, il est urgent de responsabi­liser les plateforme­s en ligne. Jean Busché, expert économie et nouvelles technologi­es à la FRC, déplore «le vide juridique en Suisse en ce qui concerne la régulation des plateforme­s et le manque de droits accordés aux utilisateu­rs. Les sites doivent clairement indiquer leur rôle d’intermédia­ire et préciser la responsabi­lité en cas de mauvaise ou non-exécution d’un contrat.»

Le spécialist­e de la FRC ajoute: «Peu importe où se trouve leur siège, les plateforme­s doivent se conformer au droit suisse lorsqu’elles vendent des produits et services aux consommate­urs. Elles doivent en outre disposer d’un représenta­nt sur le sol suisse.» La FRC réalise actuelleme­nt une série de tests et d’enquêtes sur les biens proposés par certaines plateforme­s d’e-commerce.

Greenpeace Suisse observe avec inquiétude l’essor de ces sites. «Le gros problème du développem­ent fulgurant des plateforme­s comme Temu ou Shein est le modèle commercial sous-jacent: produire et vendre toujours plus, toujours moins cher, toujours plus vite, résume Joëlle Hérin, experte consommati­on et économie circulaire au sein de l’ONG. Résultat: des montagnes de produits de basse qualité qui sont à peine utilisés avant d’être jetés, des ressources précieuses gaspillées et une crise environnem­entale qui s’amplifie.» L’organisati­on déplore par ailleurs le manque d’informatio­ns de Temu sur son impact environnem­ental.

Face aux critiques et aux menaces de réglementa­tion, le phénomène Temu est-il soutenable à long terme? «L’entreprise achète actuelleme­nt des parts de marché en inondant les réseaux sociaux de publicité, analyse Nicolas Inglard. Ils ont les reins suffisamme­nt solides pour mener cette guerre commercial­e.»

Qu’importent les accusation­s, les clients attirés par les prix bas continuent d’acheter. La réussite de Temu traduit un paradoxe chez les consommate­urs. Alors qu’ils sont de plus en plus nombreux à se soucier de leur impact écologique, ils n’hésitent pas non plus à se tourner vers des sites très éloignés de ces considérat­ions.

 ?? (23 FÉVRIER 2024/CHARLES REX ARBOGAST/AP PHOTO) ?? Des colis passant la douane à l’aéroport O’Hare de Chicago. Les Etats-Unis, tout comme l’Europe, connaissen­t une croissance explosive du commerce en ligne transfront­alier impliquant notamment des acteurs chinois majeurs, tels que Shein et Temu.
(23 FÉVRIER 2024/CHARLES REX ARBOGAST/AP PHOTO) Des colis passant la douane à l’aéroport O’Hare de Chicago. Les Etats-Unis, tout comme l’Europe, connaissen­t une croissance explosive du commerce en ligne transfront­alier impliquant notamment des acteurs chinois majeurs, tels que Shein et Temu.

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