Au Cully Jazz, dans l’intimité de trois duos suisses
La scène du Temple du festival vaudois est connue pour ses prestations 100% acoustiques. Cette édition, qui s’ouvre aujourd’hui, invite plusieurs duos helvétiques à s’y produire, et pas des moindres. Ils nous expliquent l’art de jouer «sur le fil»
Vous êtes à la recherche d’instants de magie dans le déploiement festif d’un festival? Vous aimez les musiciens qui suspendent le temps? Ne cherchez plus et précipitez-vous les yeux fermés au Temple de Cully. Parmi les nombreuses pépites musicales figurent des duos helvétiques passionnants, à écouter également les yeux fermés…
Des duos qui élargissent les frontières géographiques et stylistiques au gré des aspirations et héritages de leurs membres. Ainsi, la 41e édition du Cully Jazz, qui court d’aujourd’hui au 13 avril, verra le pianiste genevois Marc Perrenoud s’associer au trompettiste français David Enhco autour de la figure légendaire de Chet Baker; la Fribourgeoise Laure Bétris dialoguer en chaldéen et en français avec le percussionniste et chanteur Yann Hunziker; Colin Vallon et Matthieu Michel réinventer classiques et compositions originales au gré de leur feeling.
«L’ange déchu»
«Le XXe siècle s’éloigne doucement et on a eu envie de jeter un coup d’oeil dans le rétroviseur, explique le pianiste Marc Perrenoud au bout du fil. Tout comme moi, David Enhco est avant tout un compositeur. Nous nous sommes soudain retrouvés à donner vie à un répertoire déjà existant et parfois repris des centaines de fois.» Au-delà des classiques, les deux amis évoquent aussi la figure de cet antihéros avant l’heure, ce personnage «d’ange déchu» connu autant pour la puissance de ses interprétations que pour sa toxicomanie et ses épisodes dépressifs. «Dans ce duo, il n’y a pas de basse, il n’y a pas quelque chose qui tourne, cela nous permet d’évoquer cette fragilité», pousuit Marc Perrenoud.
Et puis il y a aussi et surtout le Chet Baker interprète de chansons d’amour. «Nous sommes dans un monde dur, dans lequel le romantisme du XXe siècle n’est plus très présent. Nous trouvions intéressant de nous replonger dans cette ambiance.» Les deux musiciens se retrouvent sur un fil ténu fait d’émotion et de nostalgie, de joies et de peines. Leurs arrangements s’émancipent des mélodies archiconnues du maestro pour tisser une nouvelle toile inspirante.
«Un truc primitif»
C’est aussi un regard vers le passé que jette la chanteuse et guitariste Laure Bétris, connue pour avoir officié pendant dix ans sur la scène rock sous le nom de Kassette. Elle y recherche un héritage, celui de son père décédé il y a trois ans. Colline de pierre est le nom de son nouveau projet, dont l’enregistrement est paru fin 2023. C’est aussi le nom du lieu de naissance de son père au nord de l’Irak, Tel Keppe en chaldéen, une langue menacée d’extinction. «Après quatre albums de rock, je voulais aller vers quelque chose de plus intime. Cette intention, forcément, m’a amenée vers le français et le chaldéen. Après avoir ouvert cette porte, une multitude d’autres se sont présentées», explique cette artiste qui aime suivre son intuition. Un travail de transmission et de lutte contre l’oubli – ellemême ne parle que des bribes de chaldéen et a dû s’associer à des membres de son entourage pour l’écriture de certains mor
«Le XXe siècle s’éloigne doucement et on a eu envie de jeter un coup d’oeil dans le rétroviseur» MARC PERRENOUD, PIANISTE
ceaux. «Ça me permet de me remettre en lien, de renouer avec cette langue dont je m’étais coupée et d’y trouver une forme de sérénité», résume celle dont les chansons sont souvent habitées par le thème de la perte.
Sur scène, après avoir joué en solo, Laure Bétris a eu envie de s’ouvrir. Elle s’est tournée vers le percussionniste Yann Hunziker. Passionné des rythmes et des chants traditionnels, ce dernier a su s’imposer en à peine deux ans comme un complice hors pair, «en connexion». Ensemble, les deux artistes explorent un «truc primitif» de voix et percussions. «Avec Yann, on se retrouve aussi sur des questions de folklore. On a tous les deux envie de se réapproprier certaines choses autour de nous. Il s’intéresse au yodel, moi au chant en patois», reprend la Fribourgeoise qui ose la reprise Adyu Mon Bi Payi, un classique des chorales gruériennes.
«Au service de la musique»
Evidemment, on ne peut conclure cet article sur les duos suisses présentés au Temple du Cully Jazz sans mentionner celui constitué du pianiste Colin Vallon et du bugliste et trompettiste Matthieu Michel, qui jouera à guichets fermés le 12 avril prochain. Les deux se connaissent, s’apprécient et collaborent depuis plus de dix ans. Colin Vallon dit de Matthieu Michel qu’il est «toujours juste» avec un «son incroyable qui touche immédiatement». Matthieu Michel dit de Colin Vallon qu’avec lui «ça marche tout seul. On n’a pas besoin de discuter. On sait où on démarre et où on termine, mais le trajet reste à défricher.»
Dans le répertoire qu’ils présentent se croisent des compositions de Colin Vallon, de Gabriel Fauré, de Don Cherry à côté de… Love Me Tender d’un certain Presley. Pour
«On a tous les deux envie de se réapproprier certaines choses autour de nous» LAURE BÉTRIS, CHANTEUSE ET GUITARISTE
ces deux-là, clairement, les sources d’inspiration sont infinies autant que leur musique est élastique. «Dans un set de jazz classique, on va décider d’un ordre des morceaux, créer une dramaturgie. Dans un contexte comme celui-ci, ça ne fait aucune différence. Une ballade peut devenir hyper-intense, un morceau plus tendu s’adoucir. Nous sommes au service de la musique et quoi qu’il se passe, on a confiance, on sait que ça va aller.» Pour l’oreille absolue de Matthieu Michel, active dans différents binômes, le duo est un espace fragile et puissant à la fois. «J’aime cette prise de risques tout comme la confiance et la liberté qui en découlent.»
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Cully Jazz Festival, Le Temple,
David Enhco et Mac Perrenoud «Chet»,
di 7 avril, 16h. Laure Bétris et Yann
Hunziker, je 11 avril, 20h. Matthieu
Michel et Collin Vallon, ve 12 avril 2024, 20h.