Une Arche de Noé s’est échouée aux douanes
D’une exposition au Locle à une caverne d’Ali Baba de l’administration fédérale, les saisies douanières d’objets exotiques et insolites mettent en évidence les menaces qui pèsent sur 40 000 espèces végétales et animales à travers le monde
Devant une étagère, Kris ouvre des yeux ébahis devant une paire de baskets montantes à 1500 francs, en partie confectionnées en peau de serpent. «On ne voit pas ça tous les jours! C’est fascinant, mais aussi injuste pour les animaux…», commente le garçon de 11 ans accompagné de sa grand-mère. Comme beaucoup de familles, ils sont venus ce mercredi au Locle (NE) pour découvrir l’exposition présentée au refuge Reptiles-Reptilien. Un concentré d’objets insolites prêtés par l’Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV). Ils ont tous été saisis lors de contrôles douaniers, après avoir été importés illégalement ou faute d’autorisations nécessaires.
Ici se trouvent des hippocampes coulés vivants dans de la résine pour faire office de porte-clés, là une guitare au manche fabriqué dans une essence de bois protégée. «C’est un peu morbide», lâche le retraité Gilbert, en observant des sacs à dos en crocodile, dont la tête séchée pend sur le rabat. Lui est venu avec ses petits-enfants pour leur faire prendre conscience qu’il faut faire attention lorsque l’on ramène des souvenirs de vacances.
Un message compliqué à faire passer
Et c’est bien là le but de cette exposition. «Il ne s’agit pas de juger mais de sensibiliser le public», relève Carlos Rodriguez, directeur des lieux et initiateur du projet. Chaque objet présenté au Locle contrevient d’une manière ou d’une autre à la Cites, la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore menacées d’extinction, conclue en 1973. Ils ne sont qu’une fraction de ceux que l’on découvre le lendemain à Berne, dans le soussol de l’OSAV.
Derrière une porte sous alarme s’ouvre une véritable caverne d’Ali Baba, remplie de centaines de fourrures, de défenses d’éléphants sculptées, de montres et cosmétiques de luxe, de plumes, de bocaux de caviar ou encore d’écharpes en laines shahtoosh – de l’antilope du Tibet – dont la valeur peut atteindre 30 000 francs pièce. «Sur environ 160 000 dossiers d’importations annoncés comme relevant de la Cites chaque année – ce qui représente des millions d’objets – environ 800 donnent lieu à une procédure administrative, et une centaine relève d’activités criminelles», indique le maître des lieux, le biologiste Bruno Mainini.
Tout objet passant la frontière suisse en provenance de l’étranger peut être contrôlé, ce qui peut réserver des surprises aux touristes. Quelqu’un qui ramènerait par exemple un corail ou une plume de perroquet trouvés dans la nature pourrait se les voir confisquer s’il ne dispose pas d’une autorisation en bonne et due forme. «Ce n’est pas toujours simple à faire comprendre, poursuit Bruno Mainini. Mais la demande crée l’offre, et des personnes qui constatent l’intérêt
«On parle d’un marché qui pèse 20 à 60 milliards de francs par an au niveau mondial» BRUNO MAININI, BIOLOGISTE
pour ce type d’objets peuvent chasser des oiseaux ou détruire des récifs pour se faire de l’argent. C’est cela qu’on veut éviter.»
En cas de non-respect des règles, des amendes et sanctions sont prévues en plus de la confiscation. Elles peuvent atteindre 1 million de francs et jusqu’à 5 ans de prison, selon la gravité du cas. «Si vous n’êtes pas sûr que vos souvenirs de vacances sont autorisés, prenez la porte «à déclarer» à l’aéroport», ajoute le biologiste. Il rappelle également qu’une application mobile permet d’avoir la liste des espèces protégées, et en cas de doute d’envoyer à l’OSAV une photo pour obtenir rapidement un conseil. «Il y a 20 ans, quelqu’un qui se faisait attraper pouvait dire qu’il ne savait pas. Mais avec les technologies actuelles, ce n’est plus possible.»
Un marché qui pèse des milliards
Les peines les plus lourdes ne visent pas le quidam qui rentre d’une destination exotique sans savoir que sa bouteille d’alcool, dans laquelle trempe un cobra, contrevient aux règles. Mais bien les groupes criminels qui réalisent des profits significatifs au travers du commerce illégal d’espèces animales ou végétales. «On parle d’un marché qui pèse 20 à 60 milliards de francs par an au niveau mondial, illustre Bruno Mainini. Il est dans le top 4 des activités délictueuses les plus lucratives, avec la traite d’êtres humains, le trafic de drogue et le trafic d’armes.»
Pointant ses étagères, il raconte une saisie de 260 mygales: «En Amérique centrale, des personnes sont payées 50 centimes par mygale qu’elles ramassent. Une fois arrivées en Europe, tous frais de transport déduits, elles peuvent rapporter 150 francs pièce», soit un total de près de 40 000 francs.
Il évoque également le trafic d’anguilles européennes, «qui pèse des millions de francs.» Des larves de ce poisson en danger extrême d’extinction sont pêchées en Espagne, au Portugal ou en France, puis envoyées par avion dans des valises vers l’Asie, où elles seront engraissées, avant de terminer dans les assiettes d’amateurs de mets fins. «Quand le Portugal et l’Espagne ont serré la vis dans les aéroports, les envois se sont concentrés sur Paris et Marseille.» Puis est venu le tour de Genève, où plus de 100 000 anguilles ont été saisies il y a quelques années, avec à la clé des condamnations à la prison.
Ces agissements sont le fait de groupes criminels très bien organisés: «Le phénomène est arrivé d’un coup à Genève, puis s’est déplacé vers les aéroports allemands ou slovènes. Bientôt, ce sera peut-être la Roumanie ou d’autres pays de l’Est. Le seul moyen de stopper ces trafics, c’est de mettre un terme à la demande.» L’évolution s’est aussi faite sur le plan juridique. «Pendant longtemps, les juges estimaient qu’importer illégalement un perroquet était bien moins grave que d’importer de la drogue. Mais maintenant que l’on sait que des espèces sont vraiment menacées d’extinction, chaque cas peutêtre celui de trop.» Actuellement, environ 10% des importations illé
gales sont saisies, indique encore Bruno Mainini, en sortant de sa caverne. Comme pour la drogue et les armes, impossible de contrôler chaque colis qui pénètre sur sol suisse. Mais les techniques s’affinent pour augmenter ce pourcentage. «Les scanners deviennent plus sophistiqués, nous avons des chiens qui peuvent sentir l’ivoire ou certains cuirs, et nous ciblons mieux nos recherches en fonction des pays d’origine et des destinataires.» Pour trouver des écharpes en laine de shahnoosh vendues plusieurs dizaines de milliers de francs la pièce, «mieux vaut s’intéresser à Zermatt, Saint-Moritz ou Gstaad – où se trouvent de riches touristes – qu’à Bâle!»
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Exposition d’objets saisis à découvrir au refuge Reptiles-Reptilien, jusqu’au 30 avril, rue des Envers 39, 2400 Le Locle