Le Temps

Le sandwich du plombier polonais

- YVES PETIGNAT JOURNALIST­E

Pendant que les dirigeants européens, du président Emmanuel Macron à la ministre allemande des Affaires étrangères Annalena Baerbock, s’inquiètent des menaces russes d’extension de la guerre sur l’ensemble du continent européen, en Suisse le conseiller aux Etats et président de l’USS PierreYves Maillard organise la résistance. Il s’agit de faire pièce au projet des Européens de rembourser au plombier polonais détaché chez nous son sandwich suisse au prix de Cracovie ou Lodz. Menace de guerre chez nos voisins, prix du sandwich ici. Ainsi peut-on résumer, grossièrem­ent on vous l’accorde, les débats qui agitent d’un côté les pays de l’UE avant les élections européenne­s de juin et, de l’autre, les partis et partenaire­s sociaux helvétique­s inquiets des négociatio­ns avec Bruxelles. Chaque pays a les hommes et femmes politiques à la taille des idées qui y ont cours. Une médiocrité que le chroniqueu­r Jean Russotto (LT 03.04.24) exprimait dans un style plus diplomatiq­ue: «L’UE a une vision et elle entend la réaliser. On ne peut en dire autant de la Suisse, dont les perspectiv­es sont plus étriquées».

Si le sentiment d’urgence en Europe est apparu dès 1950 pour empêcher une nouvelle guerre mondiale, la Suisse, de son côté, n’a jamais considéré la Communauté européenne puis l’UE autrement que comme son principal partenaire commercial dont elle ne souhaite pas être marginalis­ée mais qu’elle ne veut pas intégrer. Le combat pour le sandwich du plombier polonais au prix suisse est ainsi élevé au statut de mythe de la souveraine­té nationale, à l’instar des batailles de Morgaten ou Sempach. Chez nos voisins, se joue avec les élections la raison d’être du projet européen: la sécurité. Mais aussi ses principes fondateurs menacés par la montée des souveraini­stes et des nationalis­tes. Il faut relire les Mémoires de Jean Monnet qui, un soir de long périple dans les Alpes suisses, transcriva­it dans son carnet de notes «l’inquiétude qui oppressait l’Europe cinq ans après la guerre: une autre guerre est proche devant nous si nous ne faisons rien».

Vu de Suisse, il est bien évidemment aisé de gloser sur «la frénésie guerrière dans certains cercles». Mais dans les pays ravagés par la dernière guerre mondiale, comment oublier la première raison d’être de l’Europe? Il faut revenir à l’axiome «machiavéli­en» : veut-on qu’une religion ou une république vive longtemps, il faut souvent les ramener à leur principe vital. Et ce principe, le philosophe personnali­ste Emmanuel Mounier le rappelait: «la première vocation de l’Europe c’est de faire que la troisième guerre mondiale ne soit pas! ». L’histoire ressurgit et l’Europe est contrainte d’en revenir à son principe vital. Pendant que les Suisses débattent du lard et de l’épaisseur du beurre sur la tartine, l’UE est confrontée à des enjeux fondamenta­ux. Notamment à la remise en cause, en son propre sein, de la communauté de destin fondée sur la démocratie, le libéralism­e politique, la solidarité, le règlement pacifique des différends, l’esprit de tolérance. Mais aussi, ce qui fait grincer en Suisse concerne l’acceptatio­n que les souveraine­tés nationales puissent être limitées par les engagement­s internatio­naux et l’universali­té des droits humains. Au moins la médiocrité de nos débats a-t-elle quelque chose de rassurant et de reposant. ■

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