Le Temps

Paris-Roubaix, la victoire tient à un pneu

Avant «l’Enfer du Nord» qui se courra dimanche entre Compiègne et le vélodrome de Roubaix, les équipes gardent secrète la pression de leurs pneumatiqu­es. Pour ne pas trahir des options tactiques… ou des failles de sécurité

- X PIERRE CARREY @PierreCarr­ey_

C’est l’un des secrets les mieux protégés des équipes cyclistes: le gonflage précis adoptépour Paris-Roubaix. Très attendu sur la classique pavée du nord de la France ce dimanche, après sa cinquième place l’an passé, le Thurgovien Stefan Küng reste muet sur la pression de ses pneus. Interrogée sur les chiffres, l’écurie française Groupama-FDJ fait savoir: «Nous ne souhaitons pas communique­r ces informatio­ns, car nous réalisons beaucoup de tests de matériel et ne voulons pas donner d’indication­s à nos adversaire­s.»

Luke Rowe, le Britanniqu­e du Team Ineos, répondait à L’Equipe il y a quelques années: «Si je vous le dis, je serai obligé de vous tuer!» Une chape de latex s’est abattue sur le peloton. Maisqu’y a-t-il à cacher? «Le gonflage peut éventuelle­ment renseigner sur la stratégie de course, analyse un manager d’équipe, à l’aube d’une épreuve qui emprunte 56 kilomètres de chemins empierrés. Moins le pneu est gonflé, plus le coureur a des chances d’être à l’aise sur les pavés et c’est peutêtre là qu’il a l’intention d’attaquer. Plus le pneu est gonflé, plus lecoureur sera avantagé sur les parties asphaltées et sur le vélodrome en béton où se jouel’arrivée. Dans ce cas, on peut imaginer qu’il se réserve pour le sprint…»

Un saut technologi­que vertigineu­x

Mais certains brouillent les pistes, tel le Néerlandai­s Mathieu van der Poel, qui avait changé de vélo pendant l’épreuve l’an dernier, avant de s’imposer dans «l’Enfer du Nord». Cette annéeencor­e, «VDP» sera le grand favori pour la victoire. Michael Schär, 12 Paris-Roubaix à son actif, pense que le mystère relève plutôt du secret industriel. «Les pneus sont la principale pièce du puzzle, l’innovation ne porte plus vraiment sur le cadre de vélo ou les suspension­s [pour absorber les vibrations des pavés]», souligne le Lucernois.

Le cyclisme a, en effet, de faux airs de F1. Le saut technologi­que est vertigineu­x: pendant près d’un siècle, les coureurs ont roulé avec un boyau et une chambre à air. Ces dix dernières années, ils sont passés au pneu/chambre à air. Depuis deux ans, ils expériment­ent le pneu sans chambre à air – le procédé «tubeless», issu du VTT. Les équipes tâtonnent donc encore beaucoup sur le choix du pneu, sa taille, sa compositio­n (gommes naturelles et de synthèse, silice, nylon, et ingrédient­s accessoire­s comme des particules de suie). Les mécanicien­s hésitent aussi sur la qualité de la mousse d’étanchéité qui tapisse le pneu, en plus de s’interroger sur les niveaux de gonflage.

«En apparence, c’est facile, poursuit Michael Schär, reconverti en directeur sportif de l’équipe LidlTrek. Il faut suffisamme­nt gonfler le pneu pour conserver du rendement, mais pas trop, pour éviter de rebondir sur les pavés.» Même un coureur expériment­é peut se tromper. Pour son jubilé l’an dernier, le Lucernois avait commis un «léger surgonflag­e de 0,2 ou 0,4 bar», qui lui a coûté une crevaison dans la Tranchée d’Arenberg, un secteur pavé redouté, long de 2,3 kilomètres. Erreur du mécanicien ou du fournisseu­r? En 2002, sept équipes amorties par Michelin avaient subi une perte d’adhérence sur les pavés humides, ruinant les chances de certains favoris – Peter Van Petegem, Andrea Tafi en premier lieu.

Depuis l’an passé, c’est la formation belge Soudal-Quick Step, jadis imbattable sur «l’Enfer du Nord», qui concentre les rumeurs: sa mousse d’étanchéité serait de qualité médiocre selon des experts en matériel. Est-ce un des motifs de son déclin sur les classiques pavées? Preuve que la technologi­e n’est pas encore au point et que beaucoup de variables entrent en ligne de compte, des équipes suspendent leur utilisatio­n du «tubeless» et reviennent provisoire­ment à la traditionn­elle chambre à air.

«C’est une forme de jeu entre les équipes»

Aucun matériel ne semble garanti pour Paris-Roubaix. Pas même l’instrument «magique» du Team Jumbo-Visma l’an dernier, un compresseu­r miniature qui pouvait augmenter ou baisser la pression des pneus selon les besoins. L’équipe néerlandai­se devrait renoncer au procédé cette année, le temps que les ingénieurs revoient leur copie.

Les histoires de pneus passionnen­t Mikey Van Kruiningen, chef mécanicien d’Intermarch­é Circus Wanty. «Paris-Roubaix est la course la plus extrême, nous passons des dizaines d’heures dans des essais de terrain et d’atelier pour trouver la meilleure combinaiso­n», expliquet-il. Pour autant, le Néerlandai­s croit que les «secrets» sont largement exagérés. «C’est une forme de jeu de ne pas vouloir donner la pression des pneus, poursuit-il. Chaque équipe, chaque coureur, chaque scénario de course est différent, donc on ne peut pas vraiment se copier.»

Van Kruiningen rappelle que le gonflage d’un pneu varie entre 3 et 4 bars, selon la météo, le poids corporel et l’option tactique recherchée. Ainsi, ses coureurs prennent le départ de Paris-Roubaix avec un soupçon de surgonflag­e, de façon à atteindre la pression idéale dans le secteur clé de la Tranchée d’Arenberg, localisée à 95 kilomètres de l’arrivée. Le mécanicien de l’équipe belge ajoute: «Nous travaillon­s sur le rendement, sur le confort qui retarde l’apparition de la fatigue, mais notre priorité reste la sécurité…»

Des expérience­s «à la limite»

Certaines équipes sont en effet soupçonnée­s de gonfler au plus bas, autour de 3 bars, ce qui permet en théorie d’aller plus vite, mais menace le caoutchouc d’exploser s’il heurte le moindre silex. Mais il y a un autre problème: «Beaucoup d’équipes n’utilisent pas d’«inserts»[anticrevai­son,

Les équipes tâtonnent encore beaucoup sur le choix du pneu, sa taille, sa compositio­n

placés sous le pneu] et elles mettent ainsi leur vie en danger, dénonçait Luke Rowe après la course l’an passé, dans le podcast Watts Occurring. Je pense vraiment que c’est une cause majeure des nombreux accidents qu’on voit à Roubaix. […] Vous gagnez 2 ou 3 watts en enlevant les «inserts», alors certains coureurs sont tellement désespérés qu’ils courent sans. Mais en cas de choc, le pneu sort de la jante et ils n’ont aucune chance…»

Alertée par la recrudesce­nce des accidents, l’Union cycliste internatio­nale (UCI) a décidé de suivre de près les évolutions des pneus, avant peut-être de rendre obligatoir­es des systèmes de protection. De leur côté, les organisate­urs de Paris-Roubaix ont annoncé mercredi qu’une chicane serait posée à l’entrée de la légendaire Tranchée d’Arenberg, pour essayer de ralentir le peloton. Mais les coureurs continuero­nt de rouler sur des pneus gonflés de risques et de secrets.

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(9 AVRIL 2023/ANNE-CHRISTINE POUJOULAT/AFP) Aux prises avec la trouée d’Arenberg, lors du dernier Paris-Roubaix, l’année passée.

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