Un pas vers le séquençage du génome humainentier
L’ADN de 1000 Suisses sera entièrement séquencé dans le cadre d’un projet visant à établir la diversité génomique helvétique. Une première timide dans le but d’atteindre 14 000 individus et de disposer de la référence nécessaire au déploiement plus large
Depuis son bureau du Campus Biotech à Genève, la généticienne Katrin Männik, directrice de la stratégie en génomique au Health2030 Genome Center peut enfin l’affirmer: le projet Genome of Switzerland, dont elle est la responsable scientifique, est prêt à lancer ce printemps le séquençage des premiers génomes complets d’individus en Suisse. But: construire le catalogue de référence des variations génomiques observées chez ses habitants et connaître leurs fréquences dans divers groupes d’individus du pays.
«Il est important de bien comprendre sa population si l’on veut utiliser les analyses génomiques pour les soins de santé, dit Katrin Männik. Le tableau génomique de la Suisse est très compliqué pour deux raisons: d’une part, avec les populations isolées des montagnes et, d’autre part, parce qu’elle a été historiquement un carrefour complexe d’immigration récente. Tout cela rend la génétique de la population suisse très hétérogène».
La chute drastique du coût du séquençage des quelque 3 milliards et demi de lettres (les fameuses A, C, T et G) de l’ADN humain est un des éléments qui permet d’envisager ce type d’initiative à plus grande échelle. Alors que le séquençage complet du génome coûtait environ 40 millions de francs suisses en 2003, il est désormais passé sous la barre des 1000 francs et il faut moins de deux jours pour l’obtenir en laboratoire.
Aide à l’interprétation des variants
A quoi cela sert d’avoir un échantillon de génomes de référence en Suisse? Pour y répondre, il faut plonger dans la complexité de l’ADN humain. On considère que les génomes de deux individus sont différents à 0,15%, ce qui correspond à environ 4 millions de variations, appelées aussi des «variants». Il s’agit de microchangements (un T a disparu ou un A remplace un C par exemple) à une même position dans l’ADN chez ces deux personnes. Tout le travail des scientifiques depuis l’avènement du séquençage à haut débit en 2007 – technologie toujours utilisée et constamment améliorée – a été d’étudier le rôle de ces variants individuels dans les maladies génétiques.
La plupart des variants n’ont pas de graves implications pour la santé ou les traits de leurs porteurs. Mais il existe une partie d’entre eux qui ont un effet sur la régulation des gènes ou la fonction des protéines qu’ils codent. Dans ces cas, ces variants sont appelés des mutations et ces dernières peuvent être à l’origine d’une maladie génétique rare (par exemple la maladie de Huntington, qui provoque vers 40 ans des troubles moteurs et cognitifs et la mort prématurée de la personne atteinte d’une mutation dans le gène de la Huntingtine) ou d’un risque élevé de développer une pathologie au cours de la vie (comme un cancer du sein à cause d’une mutation dans un des gènes de la famille BRCA).
L’interprétation de ces données de recherche toujours plus nombreuses constitue un défi en clinique. Il existe des catalogues de variants (un des plus utilisés est l’archive américaine, publique et gratuite, ClinVar) répertoriant les liens entre ces différences et leurs conséquences pathogéniques chez l’individu porteur. Les généticiens se basent sur ces informations pour établir un diagnostic. Mais il existe encore un grand nombre de variants dont on sait peu de choses et dont l’importance est inconnue.
«Ces variants pour lesquels on n’a pas d’information pertinente sont le cauchemar des généticiens parce qu’ils ne permettent pas de tirer des conclusions, affirme Katrin Männik. Il a été démontré que l’on peut diminuer leur nombre si on a une population de référence représentative de la diversité génétique des habitants d’un pays.» Parce que cette référence donne une idée plus précise de la présence d’un variant dans une population donnée, en l’occurrence celle à laquelle appartient le patient qui vient consulter.
Ainsi, si ce patient est atteint d’une maladie inconnue et porteur d’un variant qui est par ailleurs très fréquent chez les autres personnes du même groupe – les habitants originaires d’une vallée alpine, ou du Portugal par exemple –, c’est que cette variation a peu de chance d’être à l’origine de sa maladie (sinon elle sera plus souvent observée dans le groupe en question), et donc le variant peut être écarté pour le diagnostic. Le panel de référence constitue donc une aide à l’interprétation clinique.
Pour établir ce panel et connaître la variabilité génomique d’une population, les experts considèrent qu’il faut séquencer environ 0,1 à 1% des individus, c’est l’étalon d’or. Compte tenu de la composition ethnique de la population suisse contemporaine, il faudrait 14 000 génomes pour représenter ses 8 millions et demi d’habitants. Pour l’instant, le projet Genome of Switzerland a les moyens d’en séquencer un millier. L’argent pour cette phase pilote provient de la Confédération via le plan pour la santé personnalisée et les technologies associées (PHRT) du domaine des écoles polytechniques fédérales. L’initiative du gouvernement Réseau suisse de santé personnalisée (SPHN) supervise quant à lui le stockage et l’accessibilité des données.
Tournant dans la génomique
«C’est une première étape, affirme Katrin Männik. Nous sommes en discussion avec des biobanques pour la sélection des échantillons d’ADN. Pour la suite, nous travaillerons avec l’Office fédéral de la statistique et le Swiss Biobanking Platform [la plateforme nationale de coordination des biobanques de recherche] pour qu’au final le panel reflète l’hétérogénéité de la Suisse.» Pour ce projet, il n’y aura donc pas de recrutement de nouveaux volontaires, mais une sélection parmi les échantillons déjà prélevés et stockés au sein de biobanques établies un peu partout dans le pays.
Actuellement, le recours à un séquençage du génome entier est encore rare en clinique en Suisse. Mais il est relativement courant qu’un séquençage partiel soit prescrit dans le cadre d’une consultation en génétique, pour analyser des petites portions du génome, dites codantes. Elles correspondent aux parties d’un gène qui sont traduites par la machinerie cellulaire en protéines. On pourrait les voir comme des perles sur le long fil de l’ADN. Le reste du brin qui ne porte pas de perle constitue près de 98% de la séquence, et porte lui aussi des variants, mais il est pour l’instant le grand oublié de la clinique.
Pourtant, le domaine de la génomique humaine serait à un tournant, selon les experts. S’ils restent malgré tout prudents, ils sont confiants pour dire que l’avancement des technologies de séquençage et l’accumulation de connaissances plus précises sur l’entièreté du génome (pas seulement sur les gènes) permettent d’envisager le déploiement d’une médecine génomique, qui vise à mieux diagnostiquer et traiter les maladies.
«Depuis quelques années, avec la diminution du coût effectif de la lecture d’un génome complet, la question économique n’est plus un obstacle, commente Jacques Fellay, professeur de génomique à l’EPFL et directeur de l’Unité de médecine de précision au CHUV. Est-ce que le recours au séquençage du génome entier se justifie d’un point de vue médical? La réponse est souvent oui. Nous élucidons de plus en plus de maladies rares qui sont génétiques et dont les causes sont localisées dans le génome en dehors des parties codantes.»
En médecine, deux domaines principalement bénéficieraient de la dissémination du séquençage complet de l’ADN. Tout d’abord, pour le diagnostic de maladies inexpliquées – que l’on soupçonne d’être génétiques – chez des enfants admis aux soins intensifs. «Si on séquence seulement les parties codantes, on trouve la cause de la maladie dans environ 30% des cas, dit Jacques Fellay. On passe à 40% des cas si on séquence tout le génome, on a donc une augmentation du taux diagnostic». Le séquençage de l’ADN pour le diagnostic des maladies rares chez les enfants est déjà pratiqué en clinique au Royaume-Uni et en Australie. Un projet de recherche est en cours à l’hôpital de Zurich.
«Le tableau génomique de la Suisse est très compliqué» KATRIN MÄNNIK, DIRECTRICE DE LA STRATÉGIE EN GÉNOMIQUE AU HEALTH2030 GENOME CENTER
«Est-ce que le recours au séquençage du génome entier se justifie d’un point de vue médical? La réponse est souvent oui» JACQUES FELLAY, PROFESSEUR DE GÉNOMIQUE À L’EPFL
L’autre domaine pertinent pour déployer le séquençage est celui de l’oncologie. «On peut séquencer une tumeur pour identifier les mutations responsables du cancer, ce qui permet parfois de choisir un médicament plus précis», affirme l’expert vaudois qui, à long terme, envisage, comme d’autres, l’apport du séquençage génomique dans une médecine plus préventive, incluant la prédiction des réponses aux médicaments et la prévention de maladies génétiques pour lesquelles il existe des traitements.
Interrogé sur la volonté politique de la Suisse à déployer ce type d’analyses, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) a répondu par e-mail au Temps qu’«il n’est pas systématiquement nécessaire, ni utile, ni approprié de faire un séquençage du génome entier, car cette technique présente aussi des désavantages et pose des questions éthiques.» Parmi ces inconvénients, l’OFSP cite les risques que pourrait encourir le patient – et par conséquent les membres de sa famille – d’être informé de données génétiques peu claires ou non souhaitées. Mais «si l’analyse nécessite un séquençage de l’ensemble du génome, la LAGH [loi fédérale sur l’analyse génétique humaine] n’interdit pas d’y procéder.»
Le tarif du séquençage à haut débit des parties codantes, dans la liste des analyses prises en charge par l’assurance obligatoire des soins, est fixé à 2070 points tarifaires (2070 francs), auxquels s’ajoute l’analyse bio-informatique, dont le tarif varie en fonction du nombre de gènes évalués (entre 540 et 1350 points tarifaires). Avec d’éventuelles analyses de confirmation, le coût total est compris entre 2600 et plus de 6000 francs. Une facture plus salée que les coûts effectifs. «Ce n’est pas volontairement, c’est juste que les autorités de soins ne sont pas à jour», dit Jérôme Thomas, directeur qualité au laboratoire de séquençage du Health2030 Genome Center. Les points tarifaires des analyses par séquençage à haut débit sont en cours de réévaluation, écrit l’OFSP.
Des pays européens plus avancés
«Je fais partie de ceux qui sont un peu frustrés par la lenteur, mais il y a toujours de bons arguments à ne pas se précipiter, à cause des enjeux autour de la médecine génomique, commente Jacques Fellay. La protection de la sphère privée, la révélation de données génomiques à des personnes apparentées et qui ne voulaient pas être au courant, ou encore le risque de discrimination, sont des aspects importants à considérer, même si on a des lois qui protègent relativement bien».
Le génome entier des Suisses commence à peine à faire l’objet d’analyses plus poussées, alors qu’il est entré de plain-pied dans les systèmes de santé d’autres pays en Europe et au-delà. Il existe au moins une trentaine de programmes nationaux de génomique à travers le monde. Un des pionniers demeure le Royaume-Uni qui constitue depuis vingt ans la plus large collection à ce jour de données de séquençage: UK Biobank. Elle fournit à la communauté des chercheurs environ 500 000 génomes associés aux dossiers d’informations médicales des individus concernés. Mais la grande majorité d’entre eux (88%) est caucasienne. En 2019, une étude publiée dans Cella a démontré un manque de diversité dans les génomes disponibles pour la recherche: 78% des personnes dans les cohortes étaient d’origine européenne.
D’où la création de nouvelles cohortes plus diversifiées, notamment aux Etats-Unis avec le programme américain «All of Us» , qui a déjà reçu 3,1 milliards de dollars à ce jour et vise d’ici 2026 le séquençage d’un million de personnes d’ethnies et de groupes socio-économiques sous-représentés dans les études biomédicales. De son côté, l’UE a investi dans un programme de médecine génomique lui aussi ambitieux, le «Beyond One Million Genomes», dont le projet Genome of Europe cherche à constituer le panel de référence pour la population européenne. En France, des centres de références en médecine génomique réalisent déjà des analyses de diagnostic sur le génome entier pour 60 pré-indications de maladies rares, et dix cancers.
Quelles sont les raisons expliquant que la Suisse soit en queue du peloton? «Il y a des raisons historiques et politiques au retard de la Suisse en matière de génomique humaine appliquée à la santé alors que la recherche biomédicale en général est de très haut niveau, observe Katrin Männik. Et les lois suisses sont assez restrictives parce que le droit dans le pays privilégie la protection de l'autonomie des personnes et le droit de ne pas savoir, ce qui signifie que l'accès aux tests génétiques est plus restreint.»
Par ailleurs, la Suisse est exclue du programme européen Genome of Europe et ne peut pas accéder à ses 500 000 séquences de référence, à moins qu'elle n'injecte elle aussi sa «part», c'est-à-dire 14 000 génomes. «Cela permettrait d'interpréter les données génomiques d'un patient en Suisse originaire d'un de ces pays, explique Katrin Männik. Nos collègues européens veulent que nous les rejoignions, nous nous mettons à niveau pour que nos données soient accessibles, mais l'isolement de la Suisse et la fragmentation des infrastructures de recherche et de santé au sein du pays constituent des obstacles.»
Autre frein, le manque de praticiens spécialisés. «La Suisse manque de généticiens, ce qui limite l'accès à la médecine génomique», constate Emmanuelle Ranza, généticienne, cofondatrice et directrice médicale de Medigenome à Genève.
La Suisse n'a pas participé à l'effort scientifique international du projet Génome humain qui visait à séquencer tous les chromosomes il y a 20 ans, mais elle a été un des premiers pays à rembourser les analyses cliniques de gènes par séquençage à haut débit en janvier 2015. Aujourd'hui, elle franchit timidement le pas pour entrer dans l'ère du tout génome. ■