Récit Une enfance entre sapins neuchâtelois et baobabs malgaches
Fille de coopérants, Fanny Wobmann interroge ses années au Rwanda et à Madagascar à la lumière des analyses postcoloniales actuelles
C’est une aventure courageuse dans laquelle Fanny Wobmann s’élance dans Les Arbres quand ils tombent: regarder en face ou tout du moins s’approcher le plus possible de son enfance au Rwanda et à Madagascar avec son père forestier, coopérant pour la Direction du développement et de la coopération (DDC), sa mère et ses deux soeurs, par-delà la légende familiale, par-delà ses propres souvenirs, heureux, enchantés même, de petite fille née à La Chaux-de-Fonds en 1984. Cette «revisitation» prend la forme d’une enquête littéraire dans le sens où la fragilité de la mémoire, les trous du passé prennent toute leur place.
«Est-il possible de raconter ça?»
Mais enquête tout de même puisqu’il s’agit de soulever un point jusque-là aveugle ou trop redouté peut-être pour être abordé, celui du racisme inhérent au passé colonial et au présent postcolonial. A une amie qui lui demande au tout début du processus d’écriture de lui parler de son projet, Fanny Wobmann évoque la quête d’une «petite fille blanche qui croit appartenir à un continent noir. D’une femme blanche qui ne sait pas quoi faire de cet héritage.» Et d’une écrivaine, peut-on ajouter, qui dès les premières pages demande «Est-il possible de raconter ça?» en évoquant la cabane de Jean-Paul, le gardien de leur grande maison blanche à Fianarantsoa, qui dormait dans «un abri en bois où le chien attrapait des puces».
Fanny Wobmann se confronte aussi d’emblée à la difficulté d’écrire sur ses proches, à sa peur de les trahir, à son refus de les accabler, précise-t-elle à l’une de ses soeurs qui s’interroge devant l’entreprise de l’aînée. Les Arbres quand ils tombent prend ainsi la forme d’une chronique d’un livre en train de s’écrire avec les doutes, ceux de l’autrice, ceux de sa famille, les enthousiasmes, les peurs et les colères aussi.
Pour écrire un livre qui questionne les rapports interraciaux dans lesquels elle s’est inscrite enfant, Fanny Wobmann utilise un pouvoir dont elle convient qu’elle ne mesurait pas pleinement la force au départ: celui des mots et plus encore celui que procure le statut même d’autrice. C’est ainsi une deuxième enquête, parallèle à la première, qui se déroule sous les yeux des lecteurs. Comment écrire sur les souvenirs? Comment distinguer la réalité des narrations construites par les uns et les autres? Où s’arrête la liberté de l’autrice, quand outrepasse-t-elle ses droits si elle en a? Pour questionner des relations de domination, ne profite-t-elle pas elle-même, maîtresse des mots, d’une position de surplomb sur celles et ceux qui participent à sa quête?
Le titre Les Arbres quand ils tombent évoque, dans un mouvement de balancier qu’épouse l’écriture de Fanny Wobmann, tant les forêts jurassiennes que celles de Madagascar. Il suggère aussi la chute des totems, des idoles qui seraient ici les souvenirs idéalisés de l’enfance. Pour dessiller son regard, Fanny Wobmann cite plusieurs lectures: Arielle Iniko Newton de Black Lives Matter, Rosa Amelia Plumelle-Uribe et la constitution d’une culture de la supériorité chez les Européens, Kaoutar Harchi et la définition de la «blanchité» comme le fait, «pour les individus de condition blanche, d’être exempts de toute expérience raciale pénalisante et stigmatisante. Autrement dit, d’être inconscient.e.s de tout bénéfice racial, quelles que soient leur position de classe et leur appartenance de genre».
Toujours en tentant d’être au plus près de son ressenti à elle, et dans une volonté de transparence, de sincérité avec ses lecteurs, Fanny Wobmann chemine dans le temps et les saisons qui scandent le livre. Deux sources éclairent particulièrement sa route: Nirina tout d’abord, la grande amie malgache, «un amour qui construit, une enfance rire contre rire». Rompant un silence de plusieurs années, Fanny Wobmann renoue avec elle pour les besoins du livre. Leurs échanges par mail sont retranscrits. Et aussi un film bricolé de trente minutes tourné en 1987 sous l’égide vague de la DDC et qui saisit chez eux les parents alors au Rwanda, Fanny étant âgée de 2 ans. Deux regards opposés, l’un aimant, l’autre critique et dérangeant, qui alimentent le kaléidoscope de la mémoire.
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