Une histoire du soldat entre les genres
En se fondant sur une source historique, Laurence Voïta dresse, dans «La Gingolaise», le portrait d’une jeune femme travestie en homme, engagée au service du roi d’Espagne à la fin du XVIIIe siècle
Il s’appelait Charles Garain, serait originaire du Chablais français mais s’est prétendu natif de Saint-Gingolph lors de son enrôlement dans un régiment de mercenaires suisses. Après s’être formé au maniement des armes, Charles a combattu avec vigueur contre les Anglais, au service de la couronne d’Espagne, avant de mourir sur l’île de Minorque une année après son engagement, le 27 décembre 1781. Il n’avait que 17 ans. Après son décès, la surprise fut grande lorsque les autorités espagnoles s’aperçurent que Charles était une femme.
Au hasard d’une recherche personnelle, Laurence Voïta a découvert ces repères biographiques dans un bref récit rédigé en espagnol au début de l’année 1782. Ce document tenant sur deux pages, complété par un article scientifique plus récent de 1983, a occupé l’esprit de l’écrivaine au point de la détourner de son projet d’écriture initial très ancré dans l’époque contemporaine.
Car Laurence Voïta s’est imposée sur la scène littéraire en 2020, lors de la parution de son premier roman, Au point 1230, salué par le Prix du polar romand. Son commissaire patibulaire Bruno Schneider et quelques autres personnages sont réapparus dans ses deux livres suivants, Personne ne sait que tu es là et Aveuglément, posant ainsi les fondements d’une série policière. Alors qu’un quatrième titre de la collection était en cours d’écriture, la romancière s’est sentie happée par le destin fulgurant de la jeune femme soldat qui a su mystifier tous ceux qui l’ont croisée.
Le travestissement de la réalité, Laurence Voïta le reprend à son compte et l’assume pleinement. C’est donc en romancière qu’elle décide de suivre le parcours de son personnage, comblant avec les moyens de la fiction les lacunes de l’histoire. «Je n’écris pas un roman historique, je cherche à rencontrer Charles Garain, la mulier soldado dont le destin m’a sollicitée», confie-t-elle au gré d’une page de son récit. Avec un sentiment de sororité, par-delà les siècles, l’auteure tente d’approcher le mystère de la jeune usurpatrice en plongeant au coeur de sa psyché.
Un prénom lumineux
Le document source de 1782 déroule sommairement la vie de la femme soldat à partir de son enrôlement à Monthey jusqu’à sa mort à Minorque. Tout ce qui précède relève de la conjecture. Ainsi, Laurence Voïta commence par nommer la jeune adulte. Ce sera Marie Anne, «un prénom lumineux, pour tenter d’éclairer sa part d’ombre». Et d’ajouter: «Charles est le prénom qu’elle s’est choisi. Lui en attribuer un second, c’est prendre le risque de la trahir. J’en ai besoin pourtant. Ce sera donc un prénom pour moi seule, pour me rapprocher d’elle, pour dialoguer aussi avec sa féminité.»
Cette volonté de «s’emparer de la vie» de la Gingolaise (la native de Saint-Gingolph), conduit Laurence Voïta à la lisière des genres littéraires. Ni roman historique, ni biographie, ni essai, son récit emprunte à ces formes sans s’y rattacher pleinement. L’auteure retrace le parcours de son sujet entre le Chablais français et Minorque en confrontant les maigres sources historiques dont elle dispose à sa subjectivité assumée de femme du XXIe siècle. Une démarche éloignée de la rigueur scientifique mais qui s’avère d’une profonde justesse sur le plan littéraire.
Une blessure intime
Pour arriver à ses fins, la romancière n’hésite pas à inventer des personnages qui seront les témoins du caractère solaire de Charles et révéleront la force vitale exceptionnelle de la jeune femme travestie en soldat. Plus audacieux encore, Laurence Voïta jette sur le chemin de son personnage des figures du passé ayant véritablement existé. Et provoque ainsi des collisions historiques improbables afin de soutirer une part de vérité à «sa» Gingolaise.
«Marie Anne a rêvé de s’échapper et c’est pour cela qu’elle a renoncé à son statut de femme qui l’aurait laissée à la merci de tous.» En s’interrogeant sur les motivations de son personnage, Laurence Voïta pose l’hypothèse que le travestissement de celle qu’elle prénomme Marie Anne et son enrôlement répondent à une volonté d’émancipation, renforcée par une blessure intime. Adopter les attributs de la virilité aurait été pour la jeune femme une quête de liberté, avant tout.
«Dis-moi, la Gingolaise, comment veux-tu que je te décrive depuis ce XXIe siècle où je te cherche?» interroge avec tendresse l’auteure. C’est précisément le balancement, d’un siècle à l’autre, entre le «je» et le «tu», le «il» et le «elle», entre la réalité historique et la fiction romanesque qui nous rend ce livre si séduisant, si proche. ■
L’auteure sera en dédicace chez Payot Fribourg, sa 20 avril de 10h30 à 12h.
«Marie Anne a rêvé de s’échapper et c’est pour cela qu’elle a renoncé à son statut de femme qui l’aurait laissée à la merci de tous»
Laurence Voïta