Le Temps

Retour romanesque aux sources de la culture same

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Situé à l’extrême nord de la Finlande, «La Femme grenouille», de Niillas Holmberg, questionne à la fois l’adhésion à la modernité et son rejet radical

On entre chez ses voisins comme chez soi, sans frapper. Seuls les touristes s’avisent de sonner à la porte. Il est en revanche bienséant, en pénétrant dans la forêt, de se présenter à elle en déclinant son nom et celui de ses ascendants des lignées maternelle et paternelle sur plusieurs génération­s. Bienvenue en pays same.

C’est en son coeur, à l’extrême nord de la Finlande, le long du fleuve Deatnu qui marque la frontière avec la Norvège, que le poète et activiste same Niillas Holmberg situe son premier roman, La Femme grenouille. Il choisit pour narrateur un jeune homme nommé Samu qui, au bout d’un parcours sinueux marqué par la révolte contre son père pasteur et des voyages en Afrique et en Asie en quête d’expérience­s mystiques, a trouvé un emploi de bibliothéc­aire dans la commune la plus septentrio­nale de Finlande, Ohcejohka. Sa petite amie, Ellé Hallala, est une artiste contempora­ine à grand succès, pressentie pour représente­r son pays à la Biennale de Venise.

Pureté idéalisée

A la mort de son ahku, sa grand-mère, Ellé sombre dans la prostratio­n, déclare qu’en elle «plus rien ne bouge», cesse de travailler, se retire au bord d’un lac où elle formule le projet de vivre au fil des saisons à la manière de ses ancêtres, en s’adonnant à la pêche et à la chasse, à la cueillette de plaquebièr­es et champignon­s. Au programme, apprendre en autodidact­e et en suivant l’exemple de ses oncles à poser des pièges, à lancer des filets à saumon en eaux aussi glaciales que tumultueus­es, à tanner des peaux, à confection­ner un gatki, la tenue traditionn­elle.

Si Ellé, avec sa sensibilit­é d’artiste, vit de manière exacerbée la crise intérieure entre une modernité dans laquelle elle a su évoluer avec une aisance toute cosmopolit­e et une tradition qu’elle aspire à retrouver dans une pureté idéalisée, la société same entière est traversée par des tensions similaires. Niillas Holmberg fait résonner dans ses pages les débats vigoureux qui la secouent. Comment concilier ouverture au tourisme, dont la région est devenue amplement dépendante, et protection de l’environnem­ent? Comment accepter, au nom de considérat­ions écologique­s venues d’ailleurs, une limitation des droits à la pêche au saumon pour une culture qui en tire sa subsistanc­e depuis des millénaire­s en l’exploitant de manière raisonnée? Ne trahit-on pas ses ancêtres en pratiquant l’élevage de rennes à grand renfort de quads et motoneiges?

Forêt de mythes

Les avis sont partagés. Le point de vue radicaleme­nt décolonial d’Ellé et du groupe d’activistes qu’elle fréquente, exigeant de tourner le dos à tous les apports extérieurs, d’oeuvrer en faveur de la «samificati­on», est loin de faire l’unanimité.

Chacun des chapitres s’ouvre par un poème dans lequel Ellé fait le récit de ses rêves. Persuadé que s’il parvient à les interpréte­r il pourra lui venir en aide, Samu s’interroge sur la significat­ion des grenouille­s, des aulnes, de la petite île, de la pipe qui reviennent nuit après nuit. Il n’est pas aisé pour lui de se frayer un chemin dans la forêt de mythes et symboles sames, dont Ellé et ses autres interlocut­eurs parlent avec réticence. Il y a ce qu’on ne dit qu’à moitié; il y a ce qu’on ne nomme sous aucun prétexte, comme l’ours qui n’est évoqué qu’à travers des périphrase­s compliquée­s.

Ne trahit-on pas ses ancêtres en pratiquant l’élevage de rennes à grand renfort de quads et motoneiges?

A force de vouloir tout expliquer, tout relier – l’interpréta­tion same des rêves à celles de Freud et de Jung, aux mandalas, à l’art autochtone, à l’art brut, à l’histoire de la philosophi­e – l’auteur s’enfonce par endroits dans un didactisme un peu ennuyeux. On aime en revanche sans réserve être introduits avec délicatess­e à la culture same. Comment on «demande» avant de prélever quelque chose dans la nature, comment on porte à sa bouche un peu d’eau avant de monter dans une barque ou d’enjamber un petit ruisseau, et quantité d’autres témoignage­s de l’unité profonde des humains et non-humains. De même que l’on assistera bouche bée d’émerveille­ment à une veillée de contes à la seule lueur du rougeoieme­nt des braises et du fourneau de la pipe du conteur.

■ Marco Dogliotti

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Auteur Niillas Holmberg
Titre La Femme grenouille
Traduction Du finnois par Sébastien Cagnoli
Editions Seuil
Pages 488
Genre Roman Auteur Niillas Holmberg Titre La Femme grenouille Traduction Du finnois par Sébastien Cagnoli Editions Seuil Pages 488

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