Sur la route avec Francis Navarre
On chevauche avec bonheur la moto de «l’ébéniste lettré» pour visiter des chantiers, traverser des paysages, considérer l’humaine condition et respirer les différentes variétés de bois Francis Navarre est un curieux lascar de la littérature. Il s’y entend à vous faire goûter à l’exotisme, qui n’est rien d’autre que la profondeur des situations, des êtres et des paysages quand elle vous surprend. On retrouve dans Jours ouvrés son goût de la charpente et de la moto, la 500 Guzzi, qu’il avait déjà amoureusement chevauchée dans son premier récit romanesque, De l’Hexagone considéré comme un exotisme (Dilettante, 2021).
«Ebéniste lettré», il parcourt les routes et les chantiers de France et de Navarre (de l’Hôtel Excelsior du très huppé VIIIe arrondissement parisien au Bourget et à la République démocratique allemande de l’ère du bloc socialiste, en passant par la Louisiane) et nous régale des descriptions de ses constructions artisanales, parsemées de considérations sur l’humaine condition, la variété des bois – «odeur vinaigrée du chêne, plus sucrée du sapin; balsamique et suave – de miel – du mélèze…», la langue française, chez lui vivante et généreuse – «aisseliers et contrefiches apportés par flottage depuis une forêt morvandelle ou champenoise…») – et les paysages qu’il ennoblit par l’amour qu’il leur porte.
Entre le marteau et le stylo
Le soliloque de Jean-Pierre Léaud dans le mythique film La Maman et la Putain prend une curieuse résonance avec cet écrivain: «Je croyais que les travailleurs allaient travailler chaque matin sans se poser de questions, qu’ils n’avaient pas de problèmes métaphysiques! Eh bien, non! Ils s’interrogent sur la vie!» Un vent frais d’aventure souffle dans ces pages où le nomade charpentier écrivain «met un toit sur la tête de ses semblables» au gré de ses voyages, résolvant d’une même main, alternant le marteau et le stylo, le dilemme arts mécaniques/arts libéraux de Diderot et d’Alembert d’une phrase lapidaire: «La compréhension des lois physiques qui régentent notre vie quotidienne me semble nécessaire pour appréhender celles, philosophiques, humaines, qui gouvernent notre existence ou la vie en société.»
Beatnik réinventé célébrant la vie, la matière et les mots, héritier du Tourangeau Rabelais qui alliait l’art de la médecine à celui du verbe ou d’un Rachi vigneron champenois qui s’adonnait à la spiritualité en commentant la Bible et en produisant son vin – nul doute que ces maîtres ès langue française eussent chevauché la moto Guzzi cheveux au vent – Francis Navarre clôt ce livre d’aventures en se confiant en ami à son lecteur étonné: «Lecteur, puisque te voici, je veux te rassurer: il n’est pas question ici de rentrer dans les affres de l’écriture, ses combinaisons infinies, ses sujétions, ses privilèges… seulement de dire à quel instant – puisque là encore cela se fit en une seconde – elle devint usuelle. Cette nuit-là s’estompa la disparité entre écriture et maçonnerie; appareil des mots et des pierres, celui des murs secs ou celui des moteurs… Egalement voisines, leurs musiques, celle du texte et celle, familière, des ateliers…»
Et il partage son bonheur avec son lecteur: «Ce bonheur est incomparable. Je ne voulais délaisser aucun savoir-faire, aucun métier ni aucun mentor. Et je découvris cette nuit-là que l’écriture les contenait tous.» Saluons l’équilibre retrouvé entre les lois physiques et les lois humaines.
■ Samuel Brussell