Le Temps

La montagne tue et tue encore, mais, en plaine, on est sommé de se taire

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Est-ce parce qu’on a tous un coin de Valais dans le coeur – moi, c’est Saint-Luc? Ou parce que la montagne est un emblème national qu’on vénère en Suisse avant même de savoir parler? Ou encore parce que marcher, skier sur les sommets relève chez nous de l’activité suprême, l’activité reine? En tout cas, gare à celui qui, habitant en plaine, ou, pire, en ville, questionne, même doucement, les drames se déroulant sur les hauteurs enneigées. Très vite, on lui fait comprendre que, justement, il ne comprend rien et doit passer son chemin. Cet interdit est d’autant plus fort quand le malheur touche une famille du cru, comme dans le récent drame de Tête-Blanche. On imagine parfaiteme­nt que l’exaspérati­on se mêle à la tristesse quand des non-initiés livrent des commentair­es indélicats sur le sujet.

Mais ne pas pouvoir exprimer un scepticism­e face au bien-fondé de cette randonnée, entamée alors qu’un fort foehn était annoncé pour le week-end, dépasse le terrain du sensible pour entrer dans celui du sacré, avec intouchabi­lité à la clé. D’où cette question: pourquoi ce domaine est-il si protégé? Les cyniques diront que la raison est financière. L’économie alpine étant basée sur les plaisirs des cimes, les stations voient d’un très mauvais oeil toute attaque contre les appétits de haute montagne même si, en Suisse, 17 personnes ont perdu la vie dans une avalanche depuis le début de l’hiver. L’or blanc est déjà menacé par le manque de neige, y ajouter la peur de l’accident mortel ferait très mal aux finances.

Les sportifs, eux, admettent que la montagne tue, mais ajoutent droit derrière que le plaisir de fouler sa virginité enneigée est plus grand que le danger encouru. Et que ceux qui n’ont jamais connu pareil vertige cessent de pérorer.

Ces mordus n’agissent pas par séduction morbide pour le trépas ou par goût du risque, mais pour «la jouissance inégalable» que la montagne leur offre. «On est dans la vie, on ne pense jamais à la mort», m’assurent-ils. Certains de ces audacieux y pensent pourtant. Jean-François Delhom, qui descend au coeur des glaciers, a fait le choix du célibat sans enfants pour éviter de laisser des proches dans le chagrin. Il appartient à une minorité.

Enfin, il y a les romantique­s qui voient dans la montagne l’expression de la nature toute puissante face à laquelle l’homme réalise sa petitesse et sa fragilité. Pour eux, il est normal que, de temps en temps, l’humanité paie son tribut à cette nature en majesté et vouloir protéger l’usager des cimes contre sa propre folie serait triste, sinon mesquin. D’accord. Je saisis mieux maintenant pourquoi le simple pékin ne peut pas évoquer les drames de la montagne avec le même aplomb que les drames de la route. Comment et pourquoi une verticalit­é et une multitude d’expérience­s et de valeurs se mêlent au débat.

Pourtant, je reste convaincue que rien n’est sacré ici-bas – ou même un peu plus haut. Que chacun doit pouvoir parler de tout avec, bien sûr, la prudence requise lorsque des familles sont endeuillée­s. La montagne n’est pas classée secretdéfe­nse, il me semble, ou alors cette étape de l’histoire suisse m’a échappé.

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