«Le Nutella n’est pas un besoin de première nécessité»
La fortune du nouveau patron de Ferrero, exilé fiscal au Luxembourg, augmente encore plus vite que la production de la noisette. Sur le terrain, la résistance est encore embryonnaire, mais s’organise après le cri d’alarme poussé par une cinéaste
En 2018, Ferrero a signé le plan «Noisette Italie» avec plusieurs régions du pays. Parmi elles, des paradis touristiques comme la Toscane et l’Ombrie. Des terroirs où la noisette n’a rien à faire et où, pour la cultiver, il faut encore plus d’engrais et d’eau qu’à la normale. Car lorsque la nature ne s’y prête pas, il faut soutenir la production à l’aide de pesticides, herbicides, fongicides… Un crime contre le paysage, contre le climat et la santé des humains. Tout cela est bien connu de Ferrero, mais personne ne s’en soucie.
Personne non plus n’était au courant du plan «Noisette Italie», à l’exception des présidents des régions qui y ont apposé leur signature. Le texte prévoit «au moins 22 000 hectares de cultures supplémentaires et une augmentation de 30% de la production de noisettes dans toute l’Italie» d’ici à 2025. Une fois de plus, l’accent est mis sur notre région du haut Latium, dans laquelle 10 000 hectares supplémentaires de cultures de noisettes seront introduits de force.
Irrigation goutte à goutte
Ces deux dernières années, dans le sillage de la pandémie de Covid-19, la plantation de rangées de noisetiers s’est étendue imperturbablement. Les nouveaux arbustes sont déjà là, encore petits, flanqués de kilomètres de tuyaux pour l’irrigation goutte à goutte. Car la première chose à faire est de forer des puits et de construire des installations d’irrigation. Les plants s’alignent sur les plaines autour de l’autoroute du Soleil et le long de la Via Cassia. C’est un terrain inapproprié pour les noisetiers. La région convient au maïs, aux céréales, au tabac ou aux troupeaux de moutons, qui ont façonné le paysage jusqu’à récemment.
On peut déjà dire adieu à la vue sur les monts Sabins, qui ne seront plus visibles d’ici quelques années. Le tapis de noisetiers s’étendra jusqu’au centre de l’Italie, en Toscane et en Ombrie, couvrant la surface autour du lac de Bolsena, où 3000 hectares ont déjà été plantés, ainsi qu’une partie du plateau d’Alfina. Il a fallu un peu de temps pour que cet accaparement des terres se propage de région en région, tant l’idée de recouvrir le coeur pittoresque de l’Italie de noisetiers a quelque chose d’incongru. Mais c’est en bonne voie.
«C’est un crime»
«Les noisettes ne représentent que 0,7% de la surface agricole cultivée en Italie, malgré des conditions climatiques favorables», s’est défendu Ferrero dans une prise de position écrite adressée à Report. En novembre 2021, dans une émission consacrée à ce sujet, le magazine d’investigation de la Rai évoquait sans fard le désastre écologique dans la région: les sols hautement contaminés dans le haut Latium et l’eutrophisation du lac de Vico (étouffé par les phosphates et les nitrates), d’où les localités voisines de Caprarola et Ronciglione continuent de tirer leur eau potable. Elle sort brune du robinet…
«C’est un crime», a déclaré devant la caméra Antonella Litta, de l’Institut national de la santé. Et la spécialiste en santé environnementale d’ajouter: «Cette zone a connu une augmentation significative des cas de cancer liés aux pesticides et aux engrais chimiques.» Sans oublier les quantités insensées d’eau souterraine pompées année après année. Vingt milliards de litres, c’est ce qu’il faut pour qu’à la récolte de septembre, 41 millions de kilos de noisettes de la province de Viterbe soient livrés dans un état impeccable aux entrepôts de Ferrero. Les effets du climat de plus en plus chaud et sec se font déjà sentir chez nous, mais selon Ferrero, il y a encore une bonne marge de manoeuvre entre Rome et Florence pour augmenter la production.
Langue de bois
Le magazine Report a tenté de parler à Ferrero, qui s’est contenté d’une réponse écrite, un verbiage creux sur ses efforts pour sauver la culture des noisettes de la ruine. «Ferrero regrette vivement l’émission Report, elle est une insulte aux milliers de familles de la province de Viterbe qui assurent l’excellence italienne et apportent 90 millions d’euros par an à la région.»
Refuser les interviews, attendre de voir ce qui se passe, puis si nécessaire, émettre une déclaration indignée. Toujours s’exprimer, ne jamais écouter. Marteler sans répondre. Ne jamais tenir compte des arguments des autres, pour continuer à dérouler son propre conte de fées. Telle a toujours été la politique de Ferrero.
Mais il y a une différence entre le gentleman discret Michele Ferrero, dont le grand coeur battait pour la population des Langhe dans l’Italie pauvre de l’après-guerre, et son glacial rejeton Giovanni, qui dirige le groupe depuis le Luxembourg. On ne voit ce dernier dans les Langhe qu’à l’occasion des funérailles de la famille retransmises à la télévision.
Avec une fortune personnelle estimée en 2024 à 39 milliards de dollars, Giovanni Ferrero est l’homme le plus riche d’Italie et s’est hissé à la 30e place du classement Forbes des personnes les plus riches du monde. Et il continuera sans aucun doute à grimper, car c’est la seule chose qui compte pour lui. Son père Michele Ferrero était à peine enterré en 2015 qu’il se lançait dans une boulimie d’acquisitions, comme s’il n’en pouvait plus d’attendre.
Depuis la mort de son père, Giovanni Ferrero a racheté des marques anglaises et américaines à bas prix: Thorntons, l’activité confiserie américaine de Nestlé, la division biscuits de Kellogg’s, Fannie May, Ferrara, Ice Cream Factory Comaker, Burton’s Biscuit Company.
Dans un article de 2018, Forbes s’interroge sur cette stratégie à contre-courant. Alors que la concurrence fuit la junk food bon marché pour produire des en-cas plus sains et durables, Giovanni se rabat sur des produits de troisième catégorie ultra-sucrés. Michele Ferrero se retournerait dans sa tombe, mais Giovanni se contente de rigoler: «J’ai 53 ans, je me suis libéré depuis longtemps», répond-il à la journaliste qui l’interroge.
Alice au pays des merveilles
C’est un cri d’alarme lancé par la cinéaste Alice Rohrwacher dans le quotidien La Repubblica en janvier 2019 qui m’a fait prendre conscience du problème. Elle déplorait que le paysage de son enfance ait complètement changé en l’espace d’un an. «Je vis et je travaille sur le plateau de l’Alfina, la région située entre Orvieto et le lac de Bolsena, là où les frontières entre l’Ombrie, le Latium et la Toscane se croisent de manière presque invisible, et c’est pourquoi je m’adresse à vous, les présidents de ces régions», écrivait Alice Rohrwacher dans sa lettre ouverte. «C’est un paysage que je porte en moi comme une épée magique, comme un talisman, et dans lequel j’ai tourné deux films.»
La cinéaste a beaucoup voyagé en 2018. A son retour, elle ne reconnaît pas l’endroit. «Les champs, les haies, les arbres, les murets de pierres sèches – tout a disparu pour faire place à des plantations de noisetiers. Et je me demande si l’on a pris en compte l’impact sur l’environnement, sur notre santé à tous, sur les si précieuses réserves d’eau souterraine? A-t-on réfléchi à ce que cela signifie pour l’écotourisme en pleine expansion? Ou sommes-nous confrontés aux privilèges et aux bénéfices d’un seul individu qui risque de devenir une malédiction pour l’ensemble de l’environnement, comme c’est déjà le cas avec le lac de Vico eutrophisé et les sols empoisonnés de Tuscie, à côté de notre région?»
Ces mots, «c’est déjà le cas», ont fait mal, car personne ne les avait encore prononcés dans notre région. Deux mois après sa lettre ouverte, Alice Rohrwacher a organisé à Orvieto un congrès sur le sujet. On a pu y constater à quel point la cinéaste savait mobiliser les énergies.
Au congrès, c’est le chirurgien et homme politique Famiano Crucianelli, 74 ans, qui a le mieux résumé la situation: «Nous avons affaire à une grande puissance», a-t-il dit, provoquant des sursauts dans la salle pleine à craquer. «Il ne s’agit pas de la noisette, qui est en soi une plante inoffensive, il s’agit de ce qui se cache derrière la noisette: une énorme puissance économique, la troisième multinationale de la confiserie au monde, l’homme le plus riche d’Italie.»
L’homme a poursuivi en évoquant la Tuscie, sa terre d’origine. «Chez nous, sur des milliers d’hectares, il n’y a plus un seul oiseau. Chez nous, c’est le désert. On ne le voit pas, parce qu’il y a ces jolis noisetiers dessus. Mais notre sol est un désert. Je vous préviens.»
Famiano Crucianelli participait au congrès en tant que président du Biodistretto della Via Amerina e Forre, un réseau de communes, d’associations, d’agriculteurs et de citoyens regroupés pour promouvoir une agriculture durable. Cet homme était habitué à d’autres scènes. Cofondateur du quotidien communiste Il Manifesto, membre de la Chambre des députés pendant des années et enfin secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères de 2006 à 2008, il en a eu assez. Il est retourné dans son pays natal, à Gallese dans la province de Viterbe, non loin de chez nous et s’est lui aussi retrouvé cerné de plantations de noisetiers.
Appel au sursaut
C’est là que Famiano Crucianelli a réussi, avec le Biodistrict, à ouvrir une petite brèche dans le monopole de Ferrero. Je lui ai rendu visite sur son beau lopin de terre, au pied de son village rocailleux, où tout est encore comme on le souhaiterait. Des arbres fruitiers, des figues, un potager, des poules, des fleurs, des herbes aromatiques à n’en plus finir. Un jardin planté autrefois par son père, repris par le fils. Certes, entouré de noisettes, mais c’est quand même un coin de paradis. Famiano Crucianelli s’est emporté: «Une fois la terre donnée aux noisetiers, elle ne se libère plus jamais. Il n’y a qu’une seule solution: que les habitants de nos régions commencent à comprendre qu’ils ont été dupés. […[ Nos terres ne doivent pas se transformer en désert parce qu’un monsieur malodorant au Luxembourg a besoin de remplir davantage de pots de Nutella. Le Nutella n’est pas un besoin de première nécessité dans la vie, ni de deuxième, ni de troisième.» A. B.
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