Le vertige européen
«Comment commencent les guerres? Quand les diplomates mentent aux journalistes puis croient ce qui est écrit dans les journaux.» Ce cruel aphorisme, qui date de la Première Guerre mondiale, est signé de Karl Kraus, penseur, essayiste, figure incontournable de la Vienne du début du XXe siècle où il côtoie les Wittgenstein, Schnitzler, Klimt, Schiele, Freud, Mahler, Kokoschka, dont beaucoup sont d’ailleurs de ses lecteurs assidus. Karl Kraus est l’un des grands esprits du siècle passé, et certainement l’un des plus libres. Sa lucidité, son courage, sa capacité d’anticipation, la puissance et la profondeur de sa critique impressionnent aujourd’hui encore. Avant la Première Guerre, il pourfend déjà la frénésie guerrière de tous ceux qui en appellent aux armes et font passer patrie et intérêts nationaux avant l’humanité. Pendant la guerre, il envisage la défaite et sa signification quand tout le monde ne veut parler que de victoire, et prédit que même une fois achevée, la Grande Guerre en cours (la Première) sera suivie peu après d’un conflit plus terrible encore. Il poursuit la diffusion du faux par les médias de tous genres et de tous horizons, le mensonge patriotique des dirigeants, les illusions aveugles: «Le Mal, note-t-il, ne prospère jamais mieux que lorsqu’un idéal est placé devant.» C’est lui encore qui, au début des années trente, prédit dans un essai stupéfiant d’exactitude le cataclysme du national-socialisme, avant de mourir peu après. Karl Kraus, auteur des Derniers Jours de l’humanité, est le philosophe témoin de la fin inéluctable d’un monde.
Un siècle plus tard, tout semble à nouveau basculer autour de nous. La guerre est une nouvelle fois le maîtremot sur notre continent. Non pas seulement pour décrire les ravages des combats et des bombardements en Ukraine aujourd’hui, mais à titre d’avertissement pour demain. Jour après jour, semaine après semaine, dans un ballet médiatique très organisé, il se trouve des militaires ou des responsables politiques européens pour nous le répéter: dans dix ans au plus tard, l’Europe peut être en guerre. En nous effrayant, en surestimant la menace, on veut nous réveiller, on veut nous préparer. La peur devrait nous aider à digérer les sacrifices d’un réarmement intense et immédiat.
Emmanuel Macron va plus vite et plus loin encore: il suggère l’envoi de troupes occidentales en Ukraine dès les prochains mois si la nécessité s’en fait sentir. Rien de moins, en somme, qu’une entrée en guerre déclarée de l’Europe contre la Russie. Dit autrement: selon le président français, évoquer le déclenchement d’une troisième guerre mondiale vaut mieux qu’envisager une défaite ukrainienne ou un cessez-le-feu défavorable. Pour illustrer son propos, Emmanuel Macron a jugé bon de publier sur les réseaux sociaux quelques clichés en noir et blanc le montrant suant dans ses exercices de boxe. Les biceps d’Emmanuel contre le torse nu bodybuildé de Vladimir: Karl Kraus aurait sans nul doute trouvé dans ce tableau l’inspiration d’un nouvel aphorisme.
Observez le glissement: il y a deux ans, après l’invasion russe, il était question de soutenir l’Ukraine en ouvrant nos frontières, en livrant de l’aide humanitaire et des armes non létales. Puis les Occidentaux ont passé à la mise à disposition des informations satellitaires et à la communication
«En nous effrayant, en surestimant la menace, on veut nous réveiller, on veut nous préparer»
nécessaire à la conduite de la guerre. La fourniture de matériel de défense antiaérienne a suivi. Puis l’artillerie et les munitions. Puis les blindés lourds nécessaires à une contre-offensive. Les missiles à longue portée capables d’atteindre les bases arrière russes. Les chasseurs de dernière génération. Et nous voilà maintenant à discuter de l’envoi de troupes et de l’entrée en guerre directe contre l’agresseur russe. La question qui dérange mais doit être posée est la suivante: par cette escalade incessante, nous sommes-nous le moins du monde rapprochés d’une issue, sinon juste du moins acceptable, à ce conflit? Et en poursuivant l’ascension, y a-t-il motif de croire que nous allons obtenir autre chose qu’une aggravation de la riposte de l’adversaire? Enfin, faudra-t-il donc, dans la même logique et dans une ultime étape, en venir au bras de fer nucléaire?
Ces postures martiales, ces envolées belliqueuses, qui sont depuis le début de cette guerre le fait de la plupart des dirigeants de l’Union européenne, ne sont pas les indices de l’Europe forte que l’on souhaiterait. Bien naïf qui, à Bruxelles, croirait ainsi effrayer un Vladimir Poutine. Ils donnent au contraire l’impression d’une anxiété croissante, d’une Europe sans marge de manoeuvre, désemparée par son impuissance. Les paquets de sanctions s’empilent sans résultats marquants, l’aide financière pèse sur des budgets déjà critiques, les livraisons d’armes s’accumulent jusqu’à vider les stocks et voici encore que le tout-puissant allié américain menace de prendre ses distances. Quand les dirigeants de l’Union décident au surplus, en toute hâte et précipitation, de procéder à une nouvelle vague d’élargissement dont l’Ukraine serait la pièce principale, la manoeuvre inquiète bien davantage qu’elle ne rassure. Les pères fondateurs avaient imaginé et conçu une Europe pacifique édifiée sur la coopération et l’interdépendance. Ce serait anéantir sa raison d’être que d’en faire une forteresse dirigée contre ses voisins. Et quand les plus hauts responsables jouent avec l’idée d’une guerre totale en Europe, qu’ils en banalisent volontairement la portée, chez bien des citoyens européens le sentiment s’installe que leurs dirigeants sont en train de perdre le contrôle de la situation. Une fuite en avant plutôt qu’une réponse organisée et responsable.
Ce n’est pas tant qu’il faille sombrer dans un pacifisme béat ou un pessimisme défaitiste. Dans sa défense de l’Ukraine, l’Europe a su se montrer jusqu’ici unie et fidèle à ses principes. Ce soutien reste légitime et nécessaire. Il n’est certainement pas déraisonnable non plus dans les circonstances présentes de songer à remplir et à moderniser nos propres arsenaux, de les adapter aux nouvelles réalités de la guerre. La simple prudence oblige à quelques sacrifices. Peut-être le projet européen pourrait-il même retrouver quelques couleurs aux yeux de ses partisans désemparés si la nouvelle Défense du continent pouvait profiter de la leçon et s’émanciper de la dépendance militaire absolue des Etats-Unis dans laquelle nous sommes tombés.
Mais faut-il pour autant s’enfermer dans la logique jusqu’au-boutiste de «la victoire, sinon rien» si prisée des dirigeants européens? Démoniser l’adversaire au point de s’aveugler soi-même? Doit-on s’interdire toute recherche de solution, de possible compromis? Aujourd’hui, seul le pape François, très conscient du risque d’apocalypse, ose encore plaider pour la paix, sans craindre d’ailleurs, soulignons-le au passage, de fâcher ses ouailles polonaises ou catholiques uniates d’Ukraine. Les Européens sont-ils donc incapables d’étoffer leur défense de la cause ukrainienne par un discours et une politique aussi volontaires sur la paix que sur la guerre? L’Ukraine, c’est l’Europe, répète-t-on à l’envi. Certes, mais la Russie aussi, on semble vouloir l’oublier à Bruxelles et dans quelques capitales européennes. Et ce grand voisin ne va pas déménager, même après la guerre.
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