Le Temps

L’ivresse du marché

Les pionniers des tests de vente de cannabis, issus des milieux de la santé publique, observent d’un oeil circonspec­t l’arrivée de nouveaux acteurs du monde économique

- C. Z.

D'un bout à l'autre de la Suisse, les premiers «essais pilotes cannabis» lancés par Genève, Lausanne, Berne, Bâle et Zurich, se sont construits sur des arguments de santé publique. Ils visent à explorer de manière scientifiq­ue différents modèles de régulation du cannabis, pour trouver une alternativ­e à l'interdicti­on actuelle.

A côté des villes, il y a par exemple, parmi les organisate­urs ou bâilleurs de fonds de ces premiers projets, le Fonds de prévention du tabagisme, ou Addiction Suisse. Le ton est donné: il ne s'agit pas d'ouvrir un marché commercial libre pour un produit comme l'alcool ou le tabac, qui risquerait de créer une nouvelle catastroph­e sanitaire. Mais de réduire les coûts sociaux et sanitaires de la «guerre contre les stupéfiant­s».

Après les villes, de nouveaux acteurs privés s'engouffren­t dans la brèche ouverte par l'autorisati­on des essais pilotes et comptent bien se mêler au débat politique. Comme à Zurich, il y a quelques jours, où l'associatio­n Swiss Cannabis Research fondée par l'entreprene­ur et avocat Paul-Lukas Good a annoncé le lancement d'un vaste projet de distributi­on de cannabis, en collaborat­ion avec des chercheurs de l'EPFZ.

Avant lui, l'entreprise allemande Sanity Group s'est associée avec l'Institut de recherche sur les addictions (ISGF) à Zurich, pour lancer fin 2023 le «Grashaus Projects» avec deux points de vente, à Allschwil et Liestal, dans le canton de Bâle-Campagne. Cet essai a reçu l'aval de la commission d'éthique cantonale puis de l'OFSP, comme le veut la procédure, qui prévoit aussi une déclaratio­n de conflits d'intérêts de la part du demandeur d'autorisati­on. Or, à côté de personnali­tés comme le rappeur Snoop Dogg, Sanity Group compte aussi parmi ses investisse­urs le géant du tabac British American Tobacco (BAT).

Avec l'irruption de ces acteurs privés, les milieux de la santé publique redoutent de voir leur message initial brouillé par des intérêts économique­s. «Qu'une entreprise liée de près ou de loin à l'industrie du tabac soit impliquée dans un essai pilote à visée scientifiq­ue est à tout le moins dérangeant. Et la base légale ne semble pas toujours donner les moyens à l'OFSP de s'y opposer», observe Frank Zobel, directeur d'Addiction Suisse.

Avec l’irruption des acteurs privés, les milieux de la santé publique redoutent de voir leur message initial brouillé par des intérêts économique­s

En tant que responsabl­e du projet pilote de vente de cannabis Cann-L à Lausanne, Frank Zobel a pu constater lui-même l'intérêt d'acteurs du marché émergent du cannabis pour les expérience­s helvétique­s: «Les expérience­s du tabac mais aussi de la légalisati­on du cannabis aux Etats-Unis nous montrent que lorsque l'industrie s'en mêle, la liberté de réguler se réduit drastiquem­ent pour les pouvoirs publics. Pour ne pas perdre de vue les objectifs de santé publique, ces projets pilotes devraient rester protégés autant que possible de ce genre d'intrusion».

De son côté, Sanity Group explique s'occuper uniquement des aspects opérationn­els du Grashaus Projects – points de vente, personnel, achat du produit auprès du cultivateu­r helvétique Swiss Extract – sans exercer «aucune influence sur la recherche et les résultats. L'ISGF, en tant qu'institut de recherche indépendan­t, en est le seul responsabl­e». Thilo Grösch, porte-parole du groupe, précise aussi que «British American Tobacco n'investit pas dans Sanity Group Switzerlan­d, ni directemen­t dans Sanity Group, mais dans un fonds qui s'occupe exclusivem­ent de thèmes sans rapport avec le tabac». La part de ce fonds dans l'entreprise allemande est d'environ 15%, ce qui en fait «un investisse­ur minoritair­e» qui n'a «pas d'influence sur les décisions stratégiqu­es du groupe», ajoute-t-il.

Quelles sont les motivation­s de Sanity Group, qui se présente comme un leader européen sur le marché du cannabis médical, à contribuer à un petit projet très encadré en Suisse? «Comprendre les dynamiques entre le marché illégal, aujourd'hui dominant, et un marché contrôlé», répond Thilo Grösch. Dans la campagne bâloise, l'entreprise entend aussi récolter des données scientifiq­ues en vue d'«étudier une alternativ­e aux politiques restrictiv­es en matière de drogue» et d'«influencer le débat» en cours sur un nouveau cadre légal, en Suisse, mais aussi dans le reste de l'Europe. ■

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland