Le Temps

«Le Sahel est particuliè­rement exposé aux «fake news» et à la propagande»

- PROPOS RECUEILLIS PAR CAMILLE PAGELLA X @CamillePag­ella

Intimidati­ons, arrestatio­ns, tentatives d’influence: les journalist­es sont exposés à de nombreux risques depuis les deux coups d’Etat et l’arrivée de la Russie. A Studio Tamani, l’une des radios les plus écoutées du pays, on continue d’informer, coûte que coûte. Entretien avec son directeur, Martin Faye

Au Mali, la voix de la société civile se réduit comme peau de chagrin. Dernier épisode en date? La junte annonçait il y a trois semaines la dissolutio­n de l’Associatio­n des élèves et étudiants du Mali, au motif qu’elle est responsabl­e de violences dans le milieu scolaire. Les Nations unies se disent «profondéme­nt préoccupée­s» par la dissolutio­n d’organisati­ons de la société civile et plus largement par des «restrictio­ns croissante­s» aux droits humains et aux libertés fondamenta­les. Les médias ne sont pas en reste: les atteintes à la liberté de la presse se multiplien­t et les journalist­es restent fragilisés par la situation économique et politique.

Autre source d’inquiétude pour les journalist­es: Moscou commence à investir l’espace médiatique malien. Depuis 2020 et le coup d’Etat des colonels, le pays a opéré une réorientat­ion stratégiqu­e: terminé la vieille entente avec la France, la junte s’est tournée vers la Russie. L’alliance est militaire – des mercenaire­s russes, dont Africa Corps (ex-Wagner) assistent l’armée malienne face aux djihadiste­s – politique mais aussi médiatique: «Au Mali, la Russie essaie aujourd’hui de mettre la main sur certains médias en leur proposant des partenaria­ts», explique le journalist­e Martin Faye, représenta­nt de la Fondation Hirondelle au Mali et directeur de la radio Studio Tamani. A Bamako, la jeune équipe de Studio Tamani, créé par la Fondation Hirondelle, qui diffuse en cinq langues à travers un réseau de 85 radios et télévision­s locales partenaire­s, protège son indépendan­ce.

Depuis les coups d’Etat de 2020 et 2021, quel est le principal défi que rencontren­t les journalist­es au Mali? Le contexte malien ne permet pas véritablem­ent la rigueur profession­nelle. Les conditions d’exercice de la profession sont rendues plus difficiles notamment car les autorités font appel au «sens des responsabi­lités» des journalist­es en leur demandant de se montrer patriotes. Et les dérapages, les manquement­s à l’éthique ou à la déontologi­e arrivent vite. Après les différents coups d’Etat, cette situation est commune à beaucoup de journalist­es du Sahel. Si vous sortez de la doctrine avancée par le pouvoir en place, vous pouvez être menacé, arrêté. Des journalist­es ont dû s’exiler ou rentrer dans le rang. Beaucoup de médias défendent donc désormais la ligne officielle du gouverneme­nt de transition pour ne pas être dérangés ou simplement parce qu’il faut bien qu’ils vivent. Mais heureuseme­nt, il y a encore beaucoup de journalist­es courageux qui se battent pour le métier.

Avez-vous été la cible de menaces? Non, parce que nous mettons en avant la rigueur profession­nelle, c’est notre rempart. Nous essayons d’être inattaquab­les et nous insistons sur le caractère non partisan de notre approche éditoriale. Les autorités maliennes respectent notre travail. Mais nous sentons que certains de nos interlocut­eurs s’autocensur­ent. Il y a de plus en plus de réticences notamment de la part d’universita­ires à s’exprimer. Nous avons vu des gens être arrêtés au sortir d’un studio de radio ou de télévision. Récemment, l’un de nos invités à notre émission phare, Le Grand Dialogue, nous a demandé qu’on le raccompagn­e jusqu’à sa voiture.

Sentez-vous la volonté russe de mettre la main sur les médias maliens? Oui, l’influence russe est présente sur le terrain et s’installe au Mali à plusieurs niveaux. La Russie a déjà commencé à travailler avec certains médias. A Bamako, une radio communauta­ire diffuse le programme de Spoutnik [une agence de presse financée intégralem­ent par le Kremlin, ndlr] tous les jours en français de 18h à 19h. Leur stratégie est de promettre aux médias locaux des partenaria­ts, des équipement­s ou des voyages. Par exemple, des journalist­es maliens avaient été invités à aller couvrir le sommet Russie-Afrique il y a quelques mois, tous frais payés. Récemment, j’ai reçu deux messages en une semaine. Le premier me proposait un partenaria­t avec Spoutnik Afrique et le deuxième était un e-mail de relance qui nous suggérait d’échanger des articles ou de se retweeter. Nous avons refusé ces propositio­ns. Cette tentative d’influence russe nous amène à faire preuve d’encore plus de rigueur. Nous sommes très soucieux de notre indépendan­ce. Mais cela nous inquiète. Car si à Studio Tamani nous avons les moyens de résister, nous savons que d’autres ne les ont pas et pourraient être tentés de céder. C’est là que se trouve le danger.

Suivies par plus d’un tiers de la population selon France Médias Monde, Radio France internatio­nale et France 24 ont été bannies du Mali moins d’un mois après le retrait français en 2022. Quelle a été la conséquenc­e de ces départs? Nous avons ce grand problème, en Afrique de l’Ouest, d’être souvent informés par des médias étrangers de ce qui se passe dans notre propre pays. Les gens sont désormais sous-informés. Ces départs laissent un grand vide et sont une entrave à la liberté de la presse. Les médias publics maliens doivent être renforcés et la presse internatio­nale doit pouvoir couvrir les événements librement. Récemment, TF1 a également été interdite pour quelques mois.

«Les tentatives d’influence nous amènent à faire preuve d’encore plus de rigueur»

Le contrôle des médias conjugué à l’essor des réseaux sociaux a-t-il amplifié la désinforma­tion? Le Sahel est particuliè­rement exposé aux fake news et à la propagande. Malheureus­ement, beaucoup de journalist­es tombent également dans le piège et relaient ces fausses informatio­ns ou des nouvelles orientées. A Studio Tamani, nous avons par exemple enrichi notre grille de programme avec de l’éducation aux médias. L’objectif est de donner à nos auditeurs les outils pour reconnaîtr­e les vraies informatio­ns des fausses informatio­ns. La radio reste un média de référence auquel une grande partie de la population a accès. Beaucoup se tournent vers nous lorsqu’une informatio­n leur paraît suspecte. ■

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