En Ukraine, Moscou va à un train d’enfer
La Russie construit à un rythme soutenu des voies ferrées destinées à relier les nouveaux territoires occupés à la «mère patrie». Ces lignes censées entériner les annexions auront surtout pour l’instant une fonction militaire
XLe 18 mars dernier, sur la place Rouge. L’estrade est dressée et la foule scande «Russie, Russie, Russie» en attendant l’apparition de Vladimir Poutine. Pas plus tard que la veille, le chef d’Etat a été réélu pour un cinquième mandat. Mais ce jour-là, Moscou célèbre les 10 ans de sa «réunification» avec la péninsule criméenne, annexée en 2014. Bon joueur, le maître du Kremlin a convié ses trois concurrents à la fête; ces derniers n’ont représenté en aucun moment un danger pour son plébiscite. «Même si nous avons des approches différentes pour atteindre les objectifs nationaux, nous partageons une seule patrie, la Russie, et la Crimée en fait partie pour l’éternité», a-t-il expliqué devant la foule en délire.
Vladimir Poutine a multiplié les métaphores sur cette péninsule qualifiée de «porte-avions insubmersible qui a rejoint son port d’attache». Mais aussi sur les quatre autres régions ukrainiennes tombées sous la botte russe, comparées, elles, à des enfants qui ont fini par retrouver la «grande famille russe». Une réunification non seulement en paroles mais aussi dans les actes, s’est félicité le président russe qui a annoncé à cette occasion que la première partie de voie ferrée reliant Rostov-sur-le-Don, au sud de la Russie, à la Crimée était désormais opérationnelle. Bientôt, elle ira jusqu’à Sébastopol et constituera une «alternative au pont de Crimée», a-t-il souligné.
Des travaux à un rythme soutenu
Ce ne sont pas des paroles en l’air. La construction des nouvelles voies ferrées reliant la Russie aux territoires annexés est un pas important dans leur intégration à la «mère patrie», selon les fonctionnaires russes. Et elle bat son plein. Les différents chantiers ont commencé il y a plus d’un an; le 31 mai de l’année dernière, une nouvelle compagnie de chemin de fer au nom évocateur de «Novorossia Railways» («Chemins de fer de Nouvelle Russie») a même été créée par décret.
Les travaux, menés à un rythme inhabituellement soutenu, consistent à rétablir des lignes détruites par les combats, mais aussi à en construire de nouvelles, reliant les villes récemment occupées – et considérablement ravagées – de Marioupol, Berdiansk et Melitopol à Donetsk et Rostov. Jusqu’à Sébastopol. Courant comme les veines dans la main à travers cette «nouvelle Russie» chère au Kremlin, ces nouvelles voies de communication sont également censées illustrer l’irréversibilité des conquêtes russes en Ukraine.
Mais la portée de ces chantiers n’est pas que symbolique. Selon l’expert militaire ukrainien Roman Svitan, la voie ferrée reste à ce jour le principal moyen de transport pour l’armée russe. Hommes, munitions et matériels militaires, y compris les chars et les blindés, préfèrent le train. Les convois militaires peuvent, certes, faire l’objet d’actions de sabotage ou être bombardés. Mais, avec une bonne organisation, on peut rétablir en quelques heures la circulation d’une ligne de chemin de fer, explique-t-il au Temps. «Depuis que les Russes ont compris la vulnérabilité de leur pont enjambant le détroit de Kertch, ils mettent le paquet là-dessus», dit-il encore en référence au pont de Crimée que les Ukrainiens répugnent à nommer. Selon Roman Svitan, il ne sert donc pas à grand-chose de frapper les lignes; il faut plutôt mettre hors d’usage les ponts ferroviaires et les viaducs. «Et nous pouvons le faire, grâce aux Himars américains [systèmes mobiles de lance-roquettes multiples] et aux missiles S-200 à notre disposition», conclut-il.
Cible de première importance pour Kiev
L’avancée de ces travaux ferroviaires n’a, effectivement, pas échappé à la vigilance du GUR, les services spéciaux de l’état-major de l’armée ukrainienne qui s’illustrent régulièrement par des frappes et des actions de sabotage, même très loin à l’arrière des lignes russes. «Cela peut représenter un sérieux problème pour l’Ukraine», a reconnu fin mars son patron, Kyrylo Boudanov. Il assurait cependant que ces nouvelles lignes constituaient, pour ses hommes, des cibles «plus faciles» que le fameux pont de Crimée frappé à deux reprises depuis le début de la guerre, mais toujours debout. «Ce sont désormais des cibles de première importance», a renchéri le porte-parole du GUR, Andreï Youssof en confirmant que les «forces d’occupation continuent d’utiliser le chemin de fer comme principal élément logistique dans la guerre» contre son pays.
Employant plus d’un million de personnes, la Compagnie de chemins de fer russes (RJD) est l’une des plus grandes entreprises d’Etat russes. Ses actifs sont tombés sous le coup des sanctions internationales dès les premiers jours de l’invasion de l’Ukraine. S’exprimant le 15 décembre dernier devant un congrès de ses personnels, Vladimir Poutine a voulu les féliciter pour leur effort de guerre. «Je tiens à souligner que nos chemins de fer parviennent à assurer de manière fiable les transports militaires ainsi que l’approvisionnement des entreprises de défense», a-t-il souligné. Reste à savoir si cela continuera d’être le cas. ■