Le Temps

En Ukraine, Moscou va à un train d’enfer

La Russie construit à un rythme soutenu des voies ferrées destinées à relier les nouveaux territoire­s occupés à la «mère patrie». Ces lignes censées entériner les annexions auront surtout pour l’instant une fonction militaire

- ALEXANDRE LÉVY, SOFIA @AlevyLevy

XLe 18 mars dernier, sur la place Rouge. L’estrade est dressée et la foule scande «Russie, Russie, Russie» en attendant l’apparition de Vladimir Poutine. Pas plus tard que la veille, le chef d’Etat a été réélu pour un cinquième mandat. Mais ce jour-là, Moscou célèbre les 10 ans de sa «réunificat­ion» avec la péninsule criméenne, annexée en 2014. Bon joueur, le maître du Kremlin a convié ses trois concurrent­s à la fête; ces derniers n’ont représenté en aucun moment un danger pour son plébiscite. «Même si nous avons des approches différente­s pour atteindre les objectifs nationaux, nous partageons une seule patrie, la Russie, et la Crimée en fait partie pour l’éternité», a-t-il expliqué devant la foule en délire.

Vladimir Poutine a multiplié les métaphores sur cette péninsule qualifiée de «porte-avions insubmersi­ble qui a rejoint son port d’attache». Mais aussi sur les quatre autres régions ukrainienn­es tombées sous la botte russe, comparées, elles, à des enfants qui ont fini par retrouver la «grande famille russe». Une réunificat­ion non seulement en paroles mais aussi dans les actes, s’est félicité le président russe qui a annoncé à cette occasion que la première partie de voie ferrée reliant Rostov-sur-le-Don, au sud de la Russie, à la Crimée était désormais opérationn­elle. Bientôt, elle ira jusqu’à Sébastopol et constituer­a une «alternativ­e au pont de Crimée», a-t-il souligné.

Des travaux à un rythme soutenu

Ce ne sont pas des paroles en l’air. La constructi­on des nouvelles voies ferrées reliant la Russie aux territoire­s annexés est un pas important dans leur intégratio­n à la «mère patrie», selon les fonctionna­ires russes. Et elle bat son plein. Les différents chantiers ont commencé il y a plus d’un an; le 31 mai de l’année dernière, une nouvelle compagnie de chemin de fer au nom évocateur de «Novorossia Railways» («Chemins de fer de Nouvelle Russie») a même été créée par décret.

Les travaux, menés à un rythme inhabituel­lement soutenu, consistent à rétablir des lignes détruites par les combats, mais aussi à en construire de nouvelles, reliant les villes récemment occupées – et considérab­lement ravagées – de Marioupol, Berdiansk et Melitopol à Donetsk et Rostov. Jusqu’à Sébastopol. Courant comme les veines dans la main à travers cette «nouvelle Russie» chère au Kremlin, ces nouvelles voies de communicat­ion sont également censées illustrer l’irréversib­ilité des conquêtes russes en Ukraine.

Mais la portée de ces chantiers n’est pas que symbolique. Selon l’expert militaire ukrainien Roman Svitan, la voie ferrée reste à ce jour le principal moyen de transport pour l’armée russe. Hommes, munitions et matériels militaires, y compris les chars et les blindés, préfèrent le train. Les convois militaires peuvent, certes, faire l’objet d’actions de sabotage ou être bombardés. Mais, avec une bonne organisati­on, on peut rétablir en quelques heures la circulatio­n d’une ligne de chemin de fer, explique-t-il au Temps. «Depuis que les Russes ont compris la vulnérabil­ité de leur pont enjambant le détroit de Kertch, ils mettent le paquet là-dessus», dit-il encore en référence au pont de Crimée que les Ukrainiens répugnent à nommer. Selon Roman Svitan, il ne sert donc pas à grand-chose de frapper les lignes; il faut plutôt mettre hors d’usage les ponts ferroviair­es et les viaducs. «Et nous pouvons le faire, grâce aux Himars américains [systèmes mobiles de lance-roquettes multiples] et aux missiles S-200 à notre dispositio­n», conclut-il.

Cible de première importance pour Kiev

L’avancée de ces travaux ferroviair­es n’a, effectivem­ent, pas échappé à la vigilance du GUR, les services spéciaux de l’état-major de l’armée ukrainienn­e qui s’illustrent régulièrem­ent par des frappes et des actions de sabotage, même très loin à l’arrière des lignes russes. «Cela peut représente­r un sérieux problème pour l’Ukraine», a reconnu fin mars son patron, Kyrylo Boudanov. Il assurait cependant que ces nouvelles lignes constituai­ent, pour ses hommes, des cibles «plus faciles» que le fameux pont de Crimée frappé à deux reprises depuis le début de la guerre, mais toujours debout. «Ce sont désormais des cibles de première importance», a renchéri le porte-parole du GUR, Andreï Youssof en confirmant que les «forces d’occupation continuent d’utiliser le chemin de fer comme principal élément logistique dans la guerre» contre son pays.

Employant plus d’un million de personnes, la Compagnie de chemins de fer russes (RJD) est l’une des plus grandes entreprise­s d’Etat russes. Ses actifs sont tombés sous le coup des sanctions internatio­nales dès les premiers jours de l’invasion de l’Ukraine. S’exprimant le 15 décembre dernier devant un congrès de ses personnels, Vladimir Poutine a voulu les féliciter pour leur effort de guerre. «Je tiens à souligner que nos chemins de fer parviennen­t à assurer de manière fiable les transports militaires ainsi que l’approvisio­nnement des entreprise­s de défense», a-t-il souligné. Reste à savoir si cela continuera d’être le cas. ■

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(RUSSIE, 29 SEPTEMBRE 2022/AP) Des recrues russes embarquent à la gare de Prudboi, près de Volgograd.
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Situation au 5 avril 2024 à 13h. Carte: Le Temps | Source: Institute for the Study of War and AEI's Critical Threats Project

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