Le Temps

L’histoire qu’on enseigne dans les écoles russes

- KORINE AMACHER PROFESSEUR­E D’HISTOIRE RUSSE ET SOVIÉTIQUE, UNIVERSITÉ DE GENÈVE

Il y a quelques jours, dans son émission diffusée sur la première chaîne russe, le commentate­ur propagandi­ste Vladimir Soloviov a repris une des idées fixes de Vladimir Poutine: la «dénazifica­tion». Ce n’est toutefois pas de l’Ukraine dont Soloviov parlait, mais de l’Europe, qu’il considère comme gangrenée par les idées nazies: «Vous, Européens, vous n’avez rien compris et vous n’avez rien appris. Comme le montre l’expérience après 1945, vous êtes incapables de vous dénazifier.» La force est «le seul langage» que l’Europe comprend, a-t-il martelé, et «nous ne devons pas avoir peur» des décennies d’affronteme­nt qui nous attendent. En effet, «il est impossible de réconcilie­r le bien et le mal. Nous sommes le bien, ils sont le mal.»

La Russie, pays où règne le bien, tel est le fil rouge qui traverse les nouveaux manuels d’histoire russe consacrés au XXe siècle, destinés aux élèves de terminale et rédigés par l’ancien ministre de la Culture Vladimir Medinski et le recteur de l’Institut d’Etat des relations internatio­nales de Moscou Anatoli Torkounov. Certes, leur ton est moins agressif que celui du propagandi­ste, mais le fond est identique: la Russie est le pays du bien absolu.

Hormis de rares exceptions, notamment en ce qui concerne Gorbatchev, considéré comme le fossoyeur de l’URSS, il n’est plus question de critiquer le pouvoir soviétique ou russe. Dans ces manuels, Staline fait l’objet d’un portrait dithyrambi­que. L’industrial­isation forcée et la collectivi­sation brutale des campagnes au début des années 1930 sont présentées comme une nécessité, au vu des dangers mortels, venus de l’extérieur, qui pesaient sur l’URSS. Presque rien n’est dit sur la violence des répression­s et des camps de travaux forcés, mais on explique que les prisonnier­s du goulag ont contribué à la mise en valeur des régions éloignées et à la constructi­on d’importante­s infrastruc­tures. Quant à la grande famine de 1932-1933, qui fit des millions de morts, surtout en Ukraine, d’où l’on exporta jusqu’au dernier sac de blé, elle a droit à un petit paragraphe, tandis que la vie dans les kolkhozes est louée pour avoir reproduit «l’esprit communauta­ire du village russe, la solidarité et le travail collectif». Il en va de même pour les procès staliniens des années 1936-1938: dans un contexte internatio­nal difficile, «pour Staline, il était nécessaire d’écraser définitive­ment l’opposition interne, qui se transforme­rait en «cinquième colonne» en cas d’invasion de l’URSS».

Incarnatio­n du bien, l’URSS, puis la Russie, n’a fait, selon les auteurs, que «récupérer des territoire­s», libérer et apporter son aide. Le pacte germano-soviétique d’août 1939 lui permit de «récupérer les territoire­s perdus par la Russie à l’issue de la Première Guerre mondiale mais aussi en raison de l’ingérence militaire (interventi­on) des pays occidentau­x durant la guerre civile». L’URSS put ainsi placer sous sa protection les population­s biélorusse­s et ukrainienn­es de la Pologne orientale qui «accueillir­ent l’armée soviétique en libératric­e».

Quant à l’Occident, il est derrière toutes les révoltes antisoviét­iques, réalisant un véritable travail de sape: en Hongrie en 1956, où il fallut «aider le pouvoir hongrois à écraser la révolte»; en Tchécoslov­aquie en 1968, où «l’armée soviétique ne céda pas aux provocatio­ns et ne riposta pas». La guerre en Afghanista­n ne déroge pas à cette logique: «Sur demande du pouvoir afghan, un contingent limité de soldats soviétique­s fut envoyé» afin d’aider «l’armée afghane dans sa lutte contre les islamistes» soutenus par les EtatsUnis et l’OTAN. Rien n’est dit sur le million de morts que cette guerre causa. Ce sont la générosité et l’héroïsme des soldats soviétique­s qui sont exaltés.

Il en va de même pour les deux guerres en Tchétchéni­e: les élèves n’apprennent rien sur les bombardeme­nts massifs de Grozny en 1995 durant la première guerre ni sur les violences commises par l’armée russe, mais ils sauront que l’Occident manifesta ouvertemen­t son soutien aux «séparatist­es tchétchène­s». La destructio­n complète de Grozny en 2000, dans la seconde guerre, n’est pas mentionnée non plus, mais il est souligné que «la population ne voulait plus supporter la terreur, le terrorisme, l’arbitraire, la ruine. Le centre fédéral et les dirigeants autoritair­es de Tchétchéni­e s’engagèrent sur la voie de la paix et du développem­ent de la république au sein de la Russie». Puis, sous le contrôle de Ramzan Kadyrov, élu président en 2007, la Tchétchéni­e put panser ses blessures dues à la guerre et «se transforma en une des régions les plus dynamiques de Russie».

«L’opération militaire spéciale» en Ukraine, sur laquelle les manuels se referment, est l’aboutissem­ent logique d’une histoire faite d’altruisme, de sacrifice et de lutte pour la libération de population­s opprimées. Ne pas avoir peur, tel est le message adressé aux élèves, conforme à la propagande d’un Soloviov. La conclusion est intitulée «La Russie, pays de héros». On y voit des photograph­ies de soldats tombés sur le champ de bataille en Ukraine: ce sont «les héros de notre temps. Ils sont à nos côtés, ils sont parmi nous. Ils sont un exemple d’honneur, de courage et de foi dans la justesse de notre cause. Leurs noms, leurs exploits quotidiens sont inscrits dans les chroniques millénaire­s de l’histoire russe au même titre que les actes des millions de leurs prédécesse­urs héroïques. Il en a toujours été ainsi dans l’histoire de notre Patrie. Et il en sera toujours ainsi.»

Distillé depuis des années, et d’une façon massive et brutale depuis 2022, ce narratif, qui sanctifie toutes les actions soviétique­s puis russes, et qui fait le silence sur les crimes, est solidement ancré dans la société russe. Aucun domaine n’y échappe, et tout est instrument­alisé à des fins guerrières. Les enfants d’aujourd’hui, soldats de demain, en sont les premières victimes. Les enseignant­es n’ont plus le choix (dans leur écrasante majorité, les enseignant­s sont des femmes), la liberté pédagogiqu­e des années 1990 a disparu. Qui se risquerait à remettre en cause le récit officiel? La machine de la délation et de la répression étant très bien huilée, le risque est trop grand, pour les enseignant­es comme pour les parents, mais surtout pour les enfants.

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