Le Temps

«Le droit s’adapte aux nouveaux enjeux»

Véronique Boillet, professeur­e de droit à l’Université de Lausanne, analyse les implicatio­ns de ce verdict historique pour la Suisse et le reste de l’Europe

- PROPOS RECUEILLIS PAR LORÈNE MESOT @Lorene_Mesot

La condamnati­on de la Suisse par la Cour européenne des droits de l’homme fera date en raison de la nature inédite de l’affaire, mais aussi parce qu’il y a eu consensus chez les 17 juges. «C’est assez exceptionn­el concernant un jugement de la Grande Chambre», observe Véronique Boillet. Le nom de cette professeur­e de droit constituti­onnel de l’Université de Lausanne – ainsi que celui de sa collègue Evelyne Schmid – apparaît dans le jugement. Ensemble, elles ont produit une expertise juridique indépendan­te sur un volet de l’affaire.

La CourEDH a donné raison aux Aînées pour le climat, mais a rejeté les deux autres requêtes ayant trait à l’inaction climatique, qui visaient notamment la France et le Portugal. Pourquoi? Pour des raisons d’ordre procédural. Concernant la requête de l’ancien maire écologiste de Grande-Synthe, Damien Carême, en France, la qualité de victime n’était pas remplie, parce qu’il a déménagé et n’est plus dans une situation qui pourrait laisser penser que ses droits fondamenta­ux sont atteints. Quant aux requêtes des jeunes Portugais ayant dénoncé l’inaction de leur pays et de 32 autres face au changement climatique, le rejet a trait à la définition de la notion de juridictio­n territoria­le. Seul le Portugal peut être défendeur. Forte de ce constat, la cour juge que les plaignants n’ont pas épuisé les voies de recours au Portugal avant d’arriver devant la CourEDH. Ce n’était donc pas à elle de statuer.

La condamnati­on de la Suisse vous a-t-elle surprise? Oui et non. De nombreuses questions ont été soulevées par cette affaire. Il était dès lors difficile d’anticiper la décision de la cour. Aujourd’hui, cette condamnati­on prouve que le système fonctionne, que le droit arrive à s’adapter aux nouveaux enjeux. La cour a reconnu une violation des droits humains à deux égards. Non seulement la cour constate que le cadre réglementa­ire suisse en matière climatique présente de graves lacunes – lacunes qui impliquent une atteinte au droit à la protection de la vie privée et familiale. Mais aussi, et c’est tout aussi important, la cour constate un manquement procédural. L’associatio­n des Aînées pour le climat n’a jamais pu obtenir un jugement sur le fond au niveau interne pour des raisons procédural­es. La Suisse s’est fait condamner de manière unanime sur ce point (article 6 de la CourEDH).

Quelles sont les implicatio­ns directes de ce verdict? C’est un jugement contraigna­nt qui s’impose à toutes les autorités, judiciaire­s, exécutives et législativ­es. La Suisse bénéficie aujourd’hui d’une marge de manoeuvre quant à la façon de mettre en oeuvre ce jugement, mais les objectifs doivent être atteints. La cour se réfère dans son jugement au rapport du GIEC, à l’Accord de Paris, à la Convention-cadre des Nations unies sur les changement­s climatique­s. Ils donnent une ligne claire. Toutes les instances publiques suisses doivent désormais respecter ce jugement, mais pas seulement: ce verdict aura une portée plus importante et vise indirectem­ent les 46 Etats du Conseil de l’Europe. Les tribunaux nationaux de ces Etats qui devront se pencher sur des questions comparable­s à l’affaire des Aînées devront raisonner de manière conforme à cette jurisprude­nce.

Qui sera garant de l’applicatio­n de ce jugement? Il va y avoir un suivi institutio­nnalisé dans le cadre du Conseil de l’Europe. Le Comité des ministres est l’organe compétent pour s’assurer que la Suisse respectera ce jugement: un dialogue va s’installer.

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