Le Temps

«Il y a encore beaucoup de travail avant de parler de la fin de la Françafriq­ue»

Historien béninois, Amzat Boukari-Yabara préside la Ligue Panafricai­ne-Umoja. Il a participé à Lausanne au contre-sommet sur les matières premières, «Stop pillage!», et revient pour «Le Temps» sur les questions d’émancipati­on des pays africains

- PROPOS RECUEILLIS PAR ÉLISABETH STOUDMANN X @estoudmann Amzat Boukari-Yabara est l’auteur de «Africa Unite! Une histoire du panafrican­isme»

On vient d’assister, au Sénégal, à une élection historique qui a vu la victoire de Bassirou Diomaye Faye, un opposant au président en place, Macky Sall. Il annonce une «rupture» et le rétablisse­ment de la «souveraine­té». En quoi le Sénégal était-il un Etat «non souverain»?

Amzat Boukari-Yabara: Bassirou Diomaye Faye fait référence aux ressources naturelles, minières et halieutiqu­es. Des gisements de pétrole et de gaz importants ont été découverts récemment. Ils ont fait l’objet de ventes, ou en tout cas de spéculatio­ns, et des scandales ont éclaté. Le nouvel Etat veut reprendre le contrôle. Des permis de pêche ont été revendus par des nationaux à des entreprise­s étrangères. Il y a aussi la question du franc CFA, qui ne concerne pas que le Sénégal. Le nouveau régime veut mettre en place une politique budgétaire, fiscale et une politique de relance économique,

«La Russie gagne des points en refusant de donner des leçons ou de faire la morale aux pays africains»

qui soit en phase avec des objectifs de réduction de la pauvreté et de création d’emplois. Voilà pourquoi il veut reprendre le contrôle de sa monnaie.

Cela permettra-t-il au Sénégal de se débarrasse­r de la politique de la Françafriq­ue? Le Sénégal est une démocratie. Bassirou Diomaye Faye a été élu au premier tour avec 54% des voix. Son adversaire qui représente l’ancien régime a récolté 35% des suffrages. Une opposition en partie liée à la politique de la Françafriq­ue demeure. Bassirou Diomaye Faye représente une certaine catégorie sociale qui comprend les jeunes, une partie de la classe moyenne, une partie des entreprene­urs, une partie des cadres. Tous les instrument­s, les groupes sociaux, les intérêts économique­s et oligarchiq­ues liés à la Françafriq­ue sont toujours présents. Il y a encore beaucoup de travail avant de parler de la fin de la Françafriq­ue.

Le Niger, le Mali et le Burkina Faso sont dirigés par des militaires après des coups d’Etat. Ils ont créé l’Alliance des Etats du Sahel. Leurs leaders sont en rupture complète avec la France et l’Occident. Comment en est-on arrivé là? La présence militaire française et européenne dans la lutte contre le terrorisme et les trafics de migrants a réduit les marges de manoeuvre de ces trois Etats ainsi que leur souveraine­té. Les présidents élus étaient faibles. Les Français et les Européens ont proposé une solution militaire qui n’a pas fonctionné. La situation a empiré dans pas mal d’endroits. La politique française a été arrogante, humiliante. Il est logique que cela ait conduit des militaires à prendre le pouvoir avec un certain soutien populaire.

Ces trois Etats ont fait le choix de s’associer avec la Russie. Pourquoi? Les Russes vendent de l’armement et font de la formation. Il y a une coopératio­n militaire renforcée qui répond aux attentes des dirigeants de l’Alliance des Etats du Sahel. Aujourd’hui, on voit dans les communicat­ions des différents états-majors que ce sont les armées africaines qui sont devant.

Cette alliance avec la Russie est décriée par l’Europe, qui estime qu’elle pourrait être fatale en termes de droits humains. Cela ne semble pas poser un problème majeur aux population­s. Pourquoi? Au regard de sa politique africaine, Emmanuel Macron n’est pas vu dans les opinions locales comme étant plus démocratiq­ue que Vladimir Poutine. La Russie gagne des points en refusant de donner des leçons ou de faire la morale aux pays africains. Les population­s ont vu le mépris de la diplomatie française visà-vis des dirigeants africains. Cela ne veut pas dire que Vladimir Poutine est mieux, mais les Russes ont une retenue verbale qui tranche avec l’hystérie de la France. Par ailleurs, je doute que la Russie soit en mesure de «coloniser» le Mali ou le Burkina Faso. Ces pays ont leur identité et sont «vaccinés» sur la question coloniale.

Pourquoi la France est-elle plus impopulair­e que les autres ex-puissances coloniales? Parce que c’est la seule ex-puissance coloniale qui a maintenu son armée, sa monnaie et son soft power dans ses anciennes colonies. Les Britanniqu­es sont partis avec leur armée. Ils ont laissé les pays africains développer leur monnaie. Pareil pour les Portugais, les Belges, les Italiens, les Espagnols. Il n’y a que la France qui a maintenu ce type de relations incestueus­es avec ses anciennes colonies.

Votre critique du néocolonia­lisme n’est-elle pas une posture victimaire qui permet de ne pas faire son autocritiq­ue? Les population­s africaines sont celles qui manifesten­t et se battent le plus contre leurs propres dirigeants. Ce sont elles qui font tomber des régimes peu ou pas démocratiq­ues. Cela dit, il y a des dirigeants africains qui profitent du système et y trouvent leurs intérêts. La Françafriq­ue est une alliance asymétriqu­e entre des dirigeants français et une partie des élites africaines qui se fait toujours au détriment des intérêts des peuples africains et dans l’indifféren­ce des opinions publiques françaises ou occidental­es.

(Ed. La Découverte). Il a codirigé l’ouvrage «L’Empire ne va pas mourir. Une histoire de la France-Afrique» (Seuil).

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