La puberté, cette bête sauvage
Mélange de genres exotique primé à Cannes et à Neuchâtel, «Tiger Stripes», le premier long métrage d’Amanda Nell Eu, vaut le coup d’oeil
Depuis les années 2000, le petit milieu des festivals s’active pour que n’existe bientôt plus aucun territoire vierge de cinéma «art et essai». C’est ainsi que la Malaisie, qui produit des films commerciaux depuis les années 1930 mais bien plus rarement des films indépendants (Love Conquers All de Chui Mui Tan et Flower in the Pocket de Seng Tat Liew avaient marqué les esprits au Festival international de films de Fribourg en 2007-2008), accède enfin à une distribution suisse grâce à Trigon-film.
Sang menstruel et violence sociale
Premier long métrage d’Amanda Nell Eu, une cinéaste née à Kuala Lumpur en 1985 et diplômée de la London Film School, Tiger Stripes a remporté le Prix de la Semaine de la critique au dernier Festival de Cannes, avant de s’imposer au NIFFF (Neuchâtel International Fantastic Film Festival). Inutile de chercher plus loin la raison d’un mélange d’authenticité locale et de conformité mondialisée dans ce film passé par toutes sortes d’ateliers festivaliers.
On ne s’étonnera ainsi pas trop d’avoir affaire à un énième récit d’émancipation féminine dans une société patriarcale. Heureusement, le cadre d’un village reculé à proximité de la jungle, des jeunes filles aussi talentueuses que remuantes et une intrusion du fantastique assurent une certaine originalité. C’est ainsi qu’on découvre trois préadolescentes se filmant en train de danser, et tombant d’encombrants habits dans les toilettes de leur école pour jeunes musulmanes. Mais le temps des 400 coups entre copines touche déjà à sa fin pour la meneuse Zaffan, la plus réticente Farah et la suiveuse Mariam.
A 12 ans, Zaffan a bientôt ses premières règles, source d’embarras généralisé. A la maison, sa mère constate sans joie que la voilà devenue «sale», tandis que son père affalé devant la TV n’est d’aucun secours. Mais le pire est encore la réaction hostile du corps enseignant et le fait que ses copines se détournent d’elle. La voici dispensée de prière mais aussi exclue des éclaireuses. Personne pour expliquer ce qui lui arrive et la rassurer que cela est parfaitement naturel. La jeune rebelle commence alors à se transformer physiquement: un devenir animal qui connaît ses moments de latence, voire de régression, mais qui va s’avérer contagieux au point que la direction fasse appel à un exorciste…
Effets spéciaux rudimentaires
De Carrie (Brian De Palma) à Cat People (version Paul Schrader), Hollywood a introduit le genre de «l’horreur corporelle» dont le nouveau cinéma féministe s’est plus récemment emparé (Grave, de Julia Ducournau). Le voici qui gagne d’autres latitudes, d’une manière encore relativement «light». Les effets spéciaux sont suffisamment rudimentaires pour que ce soit la métaphore qui l’emporte. Et la transformation des rapports entre les filles, avec une Farah qui se mue en harceleuse en chef, n’est pas moins frappante. Mais la poésie et le grotesque affleurent aussi dans une mise en scène mesurée, qui va jusqu’à intégrer avec intelligence des vidéos pour smartphone. Au total, un début plutôt prometteur, à condition qu’Amanda Nell Eu trouve à présent le moyen d’affirmer une vraie originalité plutôt que de rester sur un carrefour d’influences. ■
Tiger Stripes, d’Amanda Nell Eu (Malaisie, 2023), avec Zafreen Zairizal, Deena Ezral, Piqa, Shaheizy Sam, Jun Lojong, Khairunazwan Rodzy, 1h35.