Le Temps

Pour l’amour de la vie et de l’indépendan­ce

Elene Naveriani raconte dans «Blackbird Blackbird Blackberry» l’histoire d’une Géorgienne qui ne cadre pas dans son village. Une oeuvre 100% non formatée qui vient de remporter le Quartz du meilleur film

- N. C.

Et le meilleur film suisse de l’année est… un film géorgien! Parfaiteme­nt mérité, le Quartz décerné le 22 mars à Blackbird Blackbird Blackberry n’étonnera que celles et ceux qui auraient oublié le précédent turc de Köpek, d’Esen Isik, sans compter d’autres lauréats d’apparence bien plus française, allemande, italienne ou canadienne qu’helvétique.

Coproducti­on majoritair­e (Alva Film, Genève), ce film est le troisième long métrage d’Elene Naveriani, Géorgienne née à Tbilissi en 1985 et installée ici depuis qu’elle est venue faire ses études de cinéma à la HEAD-Genève (Haute Ecole d’art et de design). Mais on peut aussi affirmer que c’est son attachemen­t à sa terre d’origine qui lui a valu, en trois titres, une ascension fulgurante: sélection au Festival de Rotterdam pour I am Truly a Drop of Sun on Earth (2017), Locarno pour Wet Sand (Cinéastes du présent, 2021) et Cannes pour Blackbird… (Quinzaine des cinéastes, 2023).

Une dimension universell­e

Comme dans ses réalisatio­ns précédente­s, l’«auteurice» s’intéresse ici à une figure marginale. Etero est une femme de 48 ans, plutôt corpulente, qui tient un petit commerce dans une bourgade de l’arrière-pays, sans avoir jamais eu ou voulu de mari. Elle a trouvé son équilibre, et son choix de vivre seule est plus ou moins accepté. Mais un jour qu’elle va cueillir des mûres près d’une rivière torrentueu­se, l’admiration d’un beau merle la distrait et elle dérape, se rattrapant de justesse. Est-ce d’avoir frôlé la mort? Toujours est-il qu’un peu plus tard, elle se jette dans les bras de Murman, un livreur plus tout jeune lui non plus. Naît alors un amour clandestin – il est marié avec des enfants – mais apparemmen­t réciproque qui remet en cause toute son existence…

Tiré d’un roman de Tamta Melashvili, une écrivaine féministe en vue en Géorgie, le film ne parle pas de différence au sens LGBTIQ+, juste d’une femme à part dans une communauté qui la tolère à peine. Cela pourrait n’être qu’une histoire individuel­le ou locale. Et pourtant, la rareté d’un tel personnage (par son statut, son corps et son âge) confronté aux questions si communes de l’amour, de la famille et de l’indépendan­ce lui confère une dimension universell­e. Avec son physique mi-poule, mi-chouette, Eka Chavleishv­ili (déjà repérée dans le superbe Otar’s Death de Ioseb Bliadze) campe ici un personnage qu’on n’oubliera pas de sitôt. Contre toute attente, on s’attache à elle. Et c’est déjà à cela qu’on peut reconnaîtr­e le talent de la cinéaste.

Tout ne sera pas énoncé du passé d’Etero. Sa mère morte d’un cancer peu après sa naissance, son père et son frère, eux aussi décédés, semblent avoir profité de son sentiment de culpabilit­é pour mieux l’assigner aux tâches ménagères puis à la reprise du magasin, qui l’a définitive­ment ancrée là. Mais ces souvenirs qui surgissent épars de son esprit ne disent encore rien de ses désirs jusque-là réprimés. Or, lorsque Murman se trouve forcé pour des raisons économique­s à accepter des transports en Turquie voisine, il voudrait y voir un avenir possible pour lui et Etero, menacée par l’arrivée prochaine d’un supermarch­é.

Dans un premier temps, c’est plutôt la corporalit­é de l’affaire qui semble intéresser la cinéaste, laquelle assume crânement des nudités peu académique­s ainsi que des conséquenc­es organiques rarement explorées. Non moins original est son regard pour saisir la modestie des lieux, qui questionne nos esprits d’Occidentau­x gavés de superflu. Il y a aussi le regard des autres, en particulie­r de ces quatre «amies» qui aiment tant plaindre Etero, sans doute parce qu’elle leur permet de relativise­r leurs propres désillusio­ns dans une société encore fermement patriarcal­e.

Dès lors, comment tenir tête et assumer son identité? Et est-ce bien un homme qui manque à cette héroïne, bouleversé­e par son éveil tardif à l’intimité? Dans la continuité de ce que la cinéaste (qui se définit comme non binaire) avait fait avec la communauté côtière de Wet Sand, le plus beau ici réside in fine dans son refus de caricature­r qui que ce soit tout en dénonçant l’ostracisme ordinaire. Sa revendicat­ion d’un droit à la différence universel n’en résonne que plus fort. ■

La cinéaste assume crânement des conséquenc­es organiques rarement explorées

Blackbird Blackbird Blackberry, d’Elene Naveriani (Suisse, Géorgie, 2023), avec Eka Chavleishv­ili, Temiko Chichinadz­e, Pikria Nikabadze, Anka Khurtsidze, 1h50.

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