Le Temps

Monter en gamme

La musicologu­e de l’Université de Fribourg cosigne un ouvrage qui évoque le destin de compositri­ces comme Maria Anna Mozart, délégitimé­es puis oubliées

- CHRISTIAN LECOMTE @chrislecdz­5

En ce temps-là, en 1795, lorsque ouvre le Conservato­ire de Paris, quelques rares femmes sont admises mais seulement pour le solfège, le chant ou le piano. Porter un corset et jouer d’un instrument à vent pouvaient s’avérer dangereux. Et on craignait que souffler dans un hautbois ou une trompette ne déforme leur visage. De manière générale, on préférait ne pas voir de femmes dans les orchestres car les hommes auraient été «distraits». Une autre époque, pense-t-on. Certes.

Mais la nôtre n’est guère plus avancée en termes de parité entre musiciens et musicienne­s. Exemple: la violoniste suisse Madeleine Caruzzo fut la première femme à intégrer l’Orchestre philharmon­ique de Berlin en… 1982. Et jetez un oeil à la fresque du Café Mozart à Lausanne, attenant au Conservato­ire, il n’est composé que d’hommes. Restons avec Mozart. Pas Wolfgang Amadeus mais Maria Anna, sa soeur. Dans l’ouvrage Les Silences de la musique sous la direction de la musicologu­e Delphine Vincent et de l’historienn­e Pauline Milani, on apprend que sa carrière fut «tuée dans l’oeuf». Mozart père encouragea­it sa brillante carrière d’interprète mais freinait celle de compositri­ce. Les femmes se devaient d’occuper les places qui leur revenaient. «L’hégémonie masculine dans la culture ne peut fonctionne­r que si les femmes jouent leur rôle de subordonné­e», arguait-on.

Le cas Mendelssoh­n

L’idée du livre Les Silences de la musique s’est imposée après le colloque «Les silences de l’histoire. Ecrire l’histoire des compositri­ces, enjeux et questions», qui s’est tenu à l’Université de Fribourg en mars 2022. Delphine Vincent, maîtresse d’enseigneme­nt et de recherche en musicologi­e dans cette même institutio­n, résume: «Le métier de compositeu­r se conjugue surtout au masculin. Pourtant, les femmes ont été nombreuses à composer, et ce bien avant le siècle actuel. Si elles ont été longtemps tolérées aux marges de cet art, elles ont été progressiv­ement délégitimé­es au point de disparaîtr­e de la mémoire collective.»

Comme Fanny Mendelssoh­n, soeur de Félix, pianiste prodige mais aussi compositri­ce (350 lieder pour soprano et piano écrits). Son père lui dit quand elle a 15 ans: «La musique deviendra peut-être pour Félix un métier mais elle doit rester pour toi un agrément.» Félix n’est pas en reste: «Fanny n’a jamais souhaité devenir compositeu­r car elle est trop femme. Elle dirige la maison et ne pense nullement au monde musical tant que ses premiers devoirs ne sont pas remplis.» Sourire narquois de Delphine Vincent. Elle évoque également la Néerlando-Suisse Isabelle de Charrière (1740-1805), femme de lettres et compositri­ce, première personne à avoir écrit les livrets de ses huit opéras «mais toujours minimisée».

Delphine Vincent, née à Lausanne, a grandi en musique. Mère et père flûtistes. Elle dit en souriant qu’in utero, elle «entendait» sa mère qui jouait car elle préparait à cette époque son diplôme. A 2 ans, elle tapote sur un mélodica, à 3 ans joue une partition écrite par son père, à 4 ans se sert du pommeau de la douche dans son bain comme téléphone pour appeler Mozart. «J’appelais aussi Beethoven mais il ne me répondait pas parce qu’il était sourd», se souvient-elle. Elle apprend le piano, le violon, la flûte de son plein gré – «mes parents ne m’ont jamais forcée» – se passionne à l’école pour les civilisati­ons latine et grecque, va souvent au cinéma, surtout pour les musiques de film (Fellini, Kubrick, Bresson…).

Elle étudie les lettres, l’histoire de l’art, l’esthétisme au cinéma, s’inscrit en musicologi­e à Genève, puis à Fribourg en 2003. Ecrit une thèse, devient assistante en 2005, puis enseignant­e et chercheuse. Le 17 mars 2022, elle programme avec Pauline Milani, la coauteure du livre, un colloque sur les compositri­ces, en présence d’historienn­es, de sociologue­s et de musicologu­es. Organisé avec la Société des concerts de Fribourg, un concert est donné (oeuvres de Grazyna Bacewicz, Louise Farrenc et Alma Mahler). Il était initialeme­nt prévu en 2021 pour célébrer les 50 ans du droit de vote et d’éligibilit­é des femmes en Suisse.

Des statistiqu­es édifiantes

L’associatio­n Elles Women Composers a mené en France une enquête d’une ampleur inédite d’où il ressort que plus de 93% de la musique classique jouée en concert est écrite par des hommes. La situation en Suisse est comparable. L’ouvrage nous apprend que lors de la saison 2018-2019, 2,3% des oeuvres jouées avaient été écrites par des compositri­ces. Delphine Vincent insiste sur le fait que les oeuvres doivent être jouées, critiquées, enseignées, transmises pour participer à construire la renommée d’une compositri­ce de son vivant comme après sa mort. «Or un des obstacles est la grande inertie du répertoire connu», insiste-t-elle.

La musique classique n’est pas la seule concernée. Sur les scènes d’aujourd’hui, les hommes sont nettement plus nombreux. Exemple récent: aucune artiste féminine n’est programmée cette année au festival Sion sous les étoiles.

«Le métier de compositeu­r se conjugue surtout au masculin. Pourtant les femmes ont été nombreuses à composer»

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