Ne vendons pas trop vite la peau de Netanyahou
Auprès de Sky News, un responsable du Ministère de la santé gazaoui a pour la première fois pris ses distances avec la statistique selon laquelle 70% des victimes depuis le 7 octobre étaient des femmes et des enfants
Quand les Israéliens se débarrasseront-ils enfin de Netanyahou? Voici des années que l’Europe, surtout à gauche et au centre, guette ses trébuchements dans l’espoir d’assister à sa chute politique. Lui qui avait dénoncé les Accords d’Oslo et le Prix Nobel de la paix Yitzhak Rabin, assassiné en 1995, lui par qui Israël a basculé durablement à droite, et qui verrouille le pouvoir grâce à d’habiles alliances avec les religieux, est devenu le symbole d’un pays toujours plus nationaliste.
Mais Netanyahou semble aujourd’hui vaciller. La colère de nombreux Israéliens face à sa mauvaise gestion de la chose publique et ses attaques contre les institutions a été ravivée par l’échec sécuritaire du 7 octobre, puis par le retard pour établir un accord afin de libérer les otages. Les manifestations de masse ont repris ces derniers jours, les protestataires allant jusqu’à appeler la Histadrout, le syndicat national, à une grève générale. Le cabinet de guerre qu’il dirige semble toujours plus divisé. Alors qu’il a annoncé qu’une date avait été arrêtée pour une opération dans Rafah, son ministre de la Défense vient de le contredire. Mais le plus spectaculaire, c’est la déclaration du puissant allié américain Joe Biden, disant mardi à propos de sa stratégie dans Gaza: «Ce qu’il fait est une erreur. Je ne suis pas d’accord avec son approche.»
Clap de fin pour «Bibi»? Pas si vite… Ce sont les électeurs israéliens qui détermineront son sort, or, on ne sait pas quand ils se rendront de nouveau aux urnes même si son principal opposant, Benny Gantz, vient d’appeler à voter en septembre. Par ailleurs, inutile de croire les sondages qui le donnent perdant: ils ne portent que sur les partis et alliances existant aujourd’hui alors que dans le chaos israélien de nouvelles formations naissent à chaque scrutin. Et plus la guerre dure, plus ses principaux opposants sont associés à ses échecs stratégiques, forcés de rejoindre son cabinet de guerre pour rester des candidats crédibles auprès de l’opinion publique.
Car finalement, une seule question compte pour les Israéliens: leur sécurité. Cette dimension centrale depuis toujours les obnubile après l’attaque du Hamas. Ni la colère des Américains, ni les agitations de la rue, ni l’agacement des généraux n’ont d’importance: la seule aune à laquelle sera mesurée l’action du premier ministre israélien, c’est sa force face aux ennemis. Et peu importe la douleur des Gazaouis: un coup d’éclat face au Hezbollah, l’assassinat d’un dirigeant prestigieux du Hamas, et il sera reparti plusieurs années à la tête du pays. Voilà pourquoi il ne faut pas vendre trop vite la peau de Benyamin Netanyahou.
Une seule question compte pour les Israéliens: leur sécurité
Le caractère inédit et tragique du bilan humain à Gaza fait aujourd'hui l'unanimité. Nul – pas même Israël – ne conteste, après six mois de guerre, que la majorité des victimes sont des civils. Mais la faible part des hommes dans le décompte des victimes des autorités gazaouies demeure un sujet de controverse. Le Ministère de la santé gazaoui, depuis le tout début du conflit, affirme que les femmes et les enfants représentent 70% des victimes. Un pourcentage qui serait même monté à 72% depuis la mi-mars. Cette statistique a été ancrée dans le débat depuis la fin octobre, et elle est depuis relayée par l'OCHA (le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l'ONU) ainsi que de nombreux médias. Mais elle n'a cessé d'être contestée. Ce pourcentage, extrêmement élevé, implique en effet qu'Israël, dans sa guerre contre le Hamas, a tué de manière indifférenciée les hommes, les femmes et les enfants de Gaza. Ces deux dernières catégories représentant environ 70% de la population de l'enclave.
La rubrique CheckNews du média français Libération a examiné en détail les données communiquées depuis quatre mois par les différents canaux Telegram des autorités gazaouies. Il en ressort des incohérences manifestes, que ne suffisent à expliquer les difficultés croissantes rencontrées dans le recensement des victimes.
Cela fait des mois maintenant que l'idée d'un suivi précis et exhaustif des morts à Gaza n'a plus guère de sens, étant donné l'intensité des frappes israéliennes, le nombre des victimes et le niveau de destruction des infrastructures dans l'enclave depuis six mois. Les hôpitaux et les ambulances ont été frappés. Les canaux de communication coupés. Des milliers de corps n'ont pas été pris en charge. Certains demeurent sous les décombres. Des centaines de victimes ont été enterrées dans l'anonymat, ou sans passer par les hôpitaux. Ce qui a rapidement poussé nombreux commentateurs et experts à affirmer que le nombre de décès était sous-estimé.
Si l'offensive terrestre israélienne, lancée le 27 octobre, avait marqué des premières difficultés majeures dans la collecte des informations, c'est à la mi-novembre que le système a connu une vraie rupture, du fait de l'effondrement du système hospitalier dans le nord de l'enclave. Depuis, le chiffre global des décès est l'addition de deux sources distinctes. Une partie vient toujours du système central d'enregistrement des décès, à partir des morgues des hôpitaux qui peuvent encore communiquer directement leurs données au Ministère de la santé gazaoui.
Le reste des données, pour pallier la suppression de la communication avec les hôpitaux «coupés du système», provient de ce que le Ministère de la santé désigne par le terme «sources médiatiques fiables». Il s'agirait en partie d'informations obtenues via les médias ou les réseaux sociaux. Auprès de CheckNews, le Ministère de la santé à Gaza précise également qu'on y trouve les morts dans les hôpitaux non reliés au système central, mais aussi les personnes décédées identifiées après avoir été signalées via le formulaire, mis en place début janvier, qui permet aux Palestiniens de signaler en ligne «les martyrs» et «les personnes manquantes». Le ministère indique à CheckNews que les «personnes manquantes» ne figurent pas dans le bilan des victimes.
Le mystère des «sources tierces»
Le recours à un mode de décompte alternatif, et forcément moins fiable, n'a, en soi, rien de surprenant au regard du chaos dans lequel est plongée l'enclave. Il a en revanche été l'objet d'une communication peu transparente des autorités gazaouies. Cette méthodologie de recensement «hybride», qui a donc cours depuis mi-novembre, n'a été évoquée qu'un mois plus tard, mi-décembre. Elle n'a jamais été détaillée précisément. Et elle n'est d'ailleurs jamais (ou presque) mentionnée dans les médias ou les institutions qui relaient le chiffre global des morts à Gaza. Il s'agit pourtant d'une rupture dans l'élaboration de ce chiffre. Qui s'est accompagnée d'anomalies majeures.
C'est le 12 décembre que le Ministère de la santé de Gaza publie son premier rapport (une vingtaine suivront, à intervalles irréguliers) établissant un distinguo entre les décès enregistrés dans le système central, et ceux rapportés par les «sources tierces». Et cette publication révèle d'abord des contradictions au sein même des communications gouvernementales gazaouies.
Le 12 décembre, le bureau des médias du gouvernement de Gaza (GMO) publie sur son canal Telegram un bilan de 18 412 morts, évoquant 8000 enfants tués, ainsi que 6200 femmes, soit 77% des victimes. Ce pourcentage, très élevé, est en droite ligne des chiffres communiqués par le GMO les jours précédents: 80% de femmes et enfants le 8 décembre, 78% le 10 décembre.
Or, dans son rapport publié le même jour, le Ministère de la santé de Gaza fait aussi état de 18 412 morts, mais affirme que la part des femmes et des enfants atteint 70% (soit sept points de moins que le GMO). Son rapport évoque d'ailleurs 5577 hommes tués, uniquement parmi les 14 200 décès enregistrés dans le système central. Un total incohérent avec les chiffres du GMO, pour lequel le nombre total d'hommes tués est de 4200 sur 18 412 décès.
Cette divergence continue de s'observer. Depuis quatre mois, les deux sources continuent d'afficher le même total de décès, mais avec des pourcentages différents quant à la part des femmes et enfants dans le bilan. Le Ministère de la santé affiche le même pourcentage de 70% jusqu'au 23 mars, avant de passer à 72%. De son côté, le GMO donne une répartition correspondant à des chiffres oscillant entre 72% et 75%, et parfois cinq points au-dessus du pourcentage donné le même jour par le ministère.
Mais cet écart n'est pas la seule incohérence. Même en prenant la valeur la plus faible (70%) retenue par le Ministère de la santé, on arrive, au regard d'autres chiffres communiqués, à des anomalies statistiques majeures.
Le rapport du ministère daté du 12 décembre fait état de 18 412 morts. La grande majorité des décès (14 252) sont des décès enregistrés dans le système central depuis le début du conflit. On y trouve 4327 enfants, 4349 femmes et 5577 hommes. Le reste des morts (4143) a donc été rapporté par les «sources tierces», depuis la mi-novembre. Aucune information ne figure pour ces victimes. La répartition par âge ou par genre n'est pas précisée. Mais comme indiqué dans le rapport, 70% des 18 412 victimes sont des femmes et des enfants. On compte donc 30% d'hommes, soit environ 5550 victimes. Ce qui est peu ou prou le nombre d'hommes tués enregistrés dans le seul système central, selon le même document.
Le pourcentage de femmes et d’enfants parmi le total des victimes a disparu des rapports depuis le 28 mars, remplacé par une formule plus floue
Cette équation implique donc… qu'aucun homme ne figure parmi les quelque 4000 décès renseignés par des «sources tierces» entre la mi-novembre et la mi-décembre. Ce qui n'a aucun sens.
Cette incohérence va perdurer. Pendant trois mois et demi, les rapports du ministère ont affiché un pourcentage de femmes et d'enfants de 70% (passant à 72% le 13 mars) qui semble incompatible avec les données qu'ils détaillent. Le 26 mars, un rapport du ministère indique 32 226 décès. Une majorité est enregistrée dans le système central (17 624). Le reste (14 602 décès) a été rapporté par des sources tierces, qui représentent désormais 45% du total des décès. En trois mois, 75% des nouveaux décès enregistrés l'ont été via les sources tierces.
Comme dans les précédents rapports, on ne trouve la répartition par genre et âge que pour les victimes enregistrées dans le système central: 7436 hommes, 5133 femmes et 5055 enfants. Les hommes représentent 42% des victimes dans le système central. Une part qui a augmenté depuis décembre, où elle était à 39%. Le rapport précise en préambule que désormais 72% des 32 226 victimes sont des enfants et des femmes. Ce qui implique que les hommes représentent au total 28%, soit 9023.
Or, sachant qu'on compte déjà 7436 hommes dans le système central, on en déduit qu'il y en a 1587 parmi les 14 602 décès enregistrés via les sources tierces. Soit seulement 11%. Quatre fois moins, en proportion, que la part des hommes dans le système central. Une statistique qui n'a, là encore, aucun sens.
Entre le 12 décembre et le 23 mars, la part des femmes et enfants dans le total des victimes est, selon les autorités gazaouies, restée stable (70%, jusqu'au 13 mars, puis 72% ensuite). Mais cette statistique suppose, au regard des données publiées par le même ministère, une incohérence majeure: alors que les morts enregistrés dans le système central sur cette période sont pour 22% des enfants, 23% des femmes, et 55% des hommes, les morts rapportés dans le même temps par les sources tierces (qui prennent de plus en plus d'importance) seraient pour 85% des femmes et des enfants, et seulement 15% des hommes.
Différents pourcentages sur différentes listes
Le Ministère de la santé gazaoui, interrogé à plusieurs reprises par CheckNews sur ces évidentes anomalies, n'a pas répondu. Le pourcentage de femmes et d'enfants parmi le total des victimes a disparu des rapports depuis le 28 mars. Il a été remplacé par une formule plus floue: «La majorité des martyrs sont des femmes et des enfants.» Le 4 avril, auprès de Sky News, un responsable du ministère chargé de la question a pour la première fois pris ses distances avec la statistique de 72%, expliquant qu'elle était une «estimation des médias», et qu'il n'était «pas capable d'expliquer l'origine de cette estimation [laquelle figure pourtant en préambule des rapports du ministère, ndlr], ni qui l'avait produite».
Au regard des incohérences exposées, la statistique des 70% de femmes et enfants semble davantage relever d'un «affichage» que d'une réalité. Plusieurs éléments confirment, par ailleurs, que la part d'hommes dans les victimes est supérieure à ce qui est annoncé. Et qu'elle a progressé durant le conflit, contrairement à ce que les autorités gazaouies affirment.
Le premier élément est donc le système central d'enregistrement, qui apparaît comme l'indicateur le plus solide et le plus détaillé. La part des hommes parmi les victimes y est de 42% depuis le début du conflit. Elle était de 39% entre le 7 octobre et le 12 décembre. Elle est de 55% sur les trois derniers mois. Cette progression pourrait s'expliquer par l'évolution du conflit: la première séquence de la guerre, jusqu'à la fin novembre, a été marquée par une campagne de bombardement particulièrement intense et meurtrière, qui pourrait expliquer des pertes plus lourdes chez les civils (d'où une part de femmes et d'enfants plus élevée).
Le Ministère de la santé avait par ailleurs transmis à CheckNews fin janvier une liste de 14 100 noms de personnes tuées, et identifiées, au 5 janvier. On y trouvait 5520 personnes de sexe masculin, dont 553 avec un âge indéterminé (possiblement mineures). Ce qui établissait la part des hommes majeurs entre 35% et 39%. Une nouvelle liste de 21 323 personnes tuées et identifiées au 29 mars a été publiée vendredi 5 avril sur le canal Telegram du Ministère de la santé. Cette liste, selon ce dernier, est constituée à partir des données du système central, auxquelles sont
ajoutées autour de 3000 victimes dont la mort a été signalée par les familles, et qui ont été identifiées. Sur les 21 321 noms, on compte 8640 hommes et 712 personnes de sexe masculin d'âge indéterminé (possiblement mineures). Ce qui établit la part des hommes majeurs entre 40,5% et 44%.
Une guerre très meurtrière pour les civils
L'ONG Euro-Med Monitor, qui travaille en partie sur les données du Ministère de la santé de Gaza, et à partir de nombreux relais sur le terrain, donne également, et depuis plusieurs mois, un pourcentage d'hommes parmi les victimes proche de 40%. Dans son décompte du 3 avril, l'ONG affirme que 41 496 personnes ont perdu la vie à Gaza depuis le 7 octobre (incluant les personnes manquantes). Dont 15 370 enfants et 9671 femmes. Soit, par déduction, 16 455 hommes, équivalant à environ 40%. En janvier, lors d'un échange à propos d'un autre article, un représentant d'Euro-Med Monitor chargé des statistiques avait déjà affirmé à CheckNews que la part des femmes et des enfants parmi les morts était comprise «entre 60 et 62%».
A noter également que selon les bilans publiés par Euro-Med Monitor, la part des hommes dans les victimes tend aussi à augmenter dans le temps (même si c'est de manière moins nette que dans le système central). Ainsi, entre le 7 octobre et le 11 novembre, l'ONG avait décompté 14 160 décès, dont 36% d'hommes. Sur la période comprise entre le 11 novembre et début avril, la part des hommes selon l'ONG, d'après les calculs de CheckNews, serait de 41,5%. Interrogée sur ces divergences avec les chiffres des autorités gazaouies, l'ONG n'a pas répondu, estimant «déshumanisantes» ces interrogations sur les chiffres, au regard de l'importance du bilan humain.
Dans son étude publiée en janvier, le chercheur Gabriel Epstein notait que des incohérences étaient visibles dès décembre, et s'étonnait que les médias et l'OCHA aient malgré tout relayé les données du ministère sans mise en garde, ni regard critique. Le chercheur se félicitait toutefois que l'agence onusienne ait fini par adopter une posture plus prudente après que les autorités gazaouies ont fait état du recours aux sources tierces dans le décompte des victimes.
Observons qu'il n'en est rien. L'OCHA n'a jamais cessé de reproduire les chiffres du Ministère de la santé de Gaza, et continue d'affirmer que 70% des victimes sont des femmes et des enfants. En dépit des incohérences majeures soulevées ici. Interrogé par CheckNews, il n'a pas donné de réponse.
Si la part d'hommes parmi les victimes devait se situer entre 40 et 50%, comme l'indiquent certaines sources, cela impliquerait tout de même une proportion de femmes et d'enfants inédite dans le conflit israélo-palestinien. Selon l'ONU, durant les cinquante jours de conflit en juillet et août 2014, l'offensive israélienne avait entraîné la mort de 2251 Palestiniens, dont 1462 présumés civils, parmi lesquels 551 enfants et 299 femmes. Ainsi, les femmes et les enfants représentaient 38% des victimes, et les hommes 62%. Les pertes étaient, par ailleurs, sans commune mesure avec celles subies depuis le 7 octobre, qui se comptent en dizaine de milliers.
Il est important également de préciser que la part des hommes parmi les victimes, si elle est souvent associée à la question de la part des combattants, ne se confond pas avec cette dernière. En effet, une partie des hommes morts à Gaza sont des civils, au même titre que les enfants et les femmes tués depuis le 7 octobre.
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