Une valse des aînés qui mixe Pina Bausch et David Lynch
Activités créatrices, repas, toilettes, anniversaire d’une résidente: au théâtre 2.21, à Lausanne, le public vit une journée dans un EMS au fil d’une rêverie expressive qui tangue et touche, composée par Judith Desse
Ils sont le plus souvent assis. Le corps affaissé, prostré, ou subitement traversé par un spasme. Quand ils se lèvent, ils tanguent, cherchent un point d'appui, visent, le buste tendu, une issue imaginaire. Ils sont fragiles, diminués, mais conservent une lumière. L'élan d'une chanson, la joie d'une valse, le plaisir d'un récit d'hier.
Ces aînés si touchants, on les rencontre, ces jours, au théâtre 2.21 où Judith Desse, chorégraphe et ancienne infirmière, propose Colette, une journée dans l'EMS Soleil Levant. Entre Pina Bausch, pour les parties dansées imprégnées d'émotion, et David Lynch, pour la narration flottant entre réalité et fiction, la jeune artiste livre un travail vibrant qui tranche avec le trend contemporain décalé/ dégagé.
La force du son et des lumières
Disons-le d'entrée. Ce travail serait bien moins intense sans les lumières raffinées de Danielle Milovic et la bande-son éloquente de Jérôme Baur et Eric Lazor. La première a le don de contraster les ambiances entre la semi-pénombre du début, le bain de douceur orangée au moment de la valse ou les spots froids de la toilette. Avec cette éclairagiste-artiste, le plateau est un coeur qui bat et évolue de manière organique.
Au son, Jérôme Baur et Eric Lazor ont le même impact sur cette création qui privilégie les sensations. Les sound designers mêlent avec tact les compositions musicales originales et les interviews pétillantes que Judith Desse a réalisées auprès des résidents de l'EMS Le Nouveau Prieuré, à Genève, où elle donne des ateliers de mouvement. Sans oublier le subtil travail sur l'Ave Maria de Caccini,
un air qui, intact ou haché menu, revient comme un leitmotiv entêtant.
Ces deux expressions, la lumière et le son, soutiennent les danseurs dans ce parcours qui est à la fois littéral – on assiste aux activités rythmant une journée dans un home pour personnes âgées – et lunaire, dans le sens où ces silhouettes en robe noire et collerette blanche ressemblent plus à des fantômes qu'à de classiques pensionnaires.
C'est aussi la force de la chorégraphie de Judith Desse. Nimber les évolutions de ses danseurs (Anne-Sophie Rohr Cettou, Philippe Chosson, Eléonore Heiniger, Elodie Aubonney) et d'elle-même d'une constante touche d'onirisme. D'un côté, on voit bel et bien ces interprètes marcher avec un déambulateur, manger ce qui s'apparente à une purée pour bébé, être lavés à coups de grands gestes cadencés ou danser une valse lors d'un dernier crush amoureux.
Mais, de l'autre côté, toutes ces actions sont parcourues de mouvements dissidents et semblent flotter dans un présent continu, comme si ces figures avaient toujours vécu. Ce double traitement permet d'éviter le côté laborieux d'une restitution trop fidèle et nous invite dans la danse. Tout en observant le quotidien de ces aînés, c'est notre propre vieillesse-diminution-fragilité qui nous apparaît. Saluons encore la beauté des parties chorégraphiées qui, on le sent, viennent du fin fond des interprètes, de leur intimité.
Alors peut-être qu'en effet, comme on a pu l'entendre à la sortie, le spectacle est un peu long. Il a d'ailleurs plusieurs fins. Il pourrait se terminer après l'anniversaire, après le bain en mer, après la petite fugue derrière la fenêtre, façon vahinés, plutôt qu'avec le recommencement du spectacle, comme Judith Desse le propose. Mais ce n'est pas gênant, ce temps qui s'étire. Car, s'il y a bien une chose que l'on sent, lorsqu'on visite un aîné en maison pour personnes âgées, c'est le temps long, très long.
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«Colette», jusqu’au 28 avril, théâtre 2.21, Lausanne.