Le métissage pour source
Protagoniste indiscutable de la nouvelle scène du jazz made in UK, la musicienne est de retour en Suisse pour la soirée de clôture du Cully Jazz Festival, le samedi 13 avril
Tout a commencé par une histoire de calcul avec Nubya Garcia. Comprendre à quelle heure était notre rendez-vous Zoom en fonction du UK time imposé par sa manager. Récapitulons. Londres, moins une heure avec la Suisse. Mais Praia au Cap-Vert, moins deux heures avec Genève, venant qui plus est de passer à l’heure d’été. Eurêka! 10h30, le rendez-vous va démarrer. Alors que certains journalistes sont déjà les Kelly Slater de l’IA, je prie ma sainte machine pour que le lien envoyé fonctionne correctement. L’écran s’allume, Nubya est là. Sourire sympathique, cheveux tressés avec style. On fantasme ce qu’aurait été une soirée dans Camden Town, son quartier d’origine, avec la musicienne pour guide.
Clin d’oeil
Aujourd’hui, le nom et le son de Nubya Garcia – devenue en quelques années l’une des figures de proue de la scène londonienne – ne cessent de faire tourner les têtes du monde entier. On l’a découverte en 2018, lorsque ce jazz venu d’outre-Manche déferlait sur le continent. L’année suivante, le collectif Nérija sortait Blume, un disque dans lequel Nubya Garcia officiait au saxophone et brillait par son phrasé hard bop inventif et son souffle sans heurts.
La musique est comme une évidence qui coule de source pour Nubya Garcia. Clin d’oeil amusant, c’est justement avec son album Source (2020) qu’elle a mis le monde du jazz à ses pieds. Son caryotype sonore? Un mélange entre du jazz modal, du dub, du reggae, de la soca, du calypso. Un métissage singulier et représentatif de cette scène contemporaine que Nubya Garcia porte aussi à travers son identité: elle est née à Londres d’une mère guyanaise et d’un père trinidadien.
D’abord élève de la pianiste Nikki Yeoh à la Camden Music, la fillette jette son dévolu sur l’instrument de laiton à l’âge de 10 ans: «J’ai été attirée par le son et la façon dont le saxophone interagissait avec d’autres instruments. Je n’avais jamais rien entendu de tel auparavant.» Trois disques, découverts à peu près au même moment, la guideront sur la piste du jazz: «Le premier qui m’a vraiment attirée, c’est Kind of Blue de Miles Davis. Ensuite, il y a eu Saxophone Colossus de Sonny Rollins et Maiden Voyage de Herbie Hancock. Ils se trouvaient dans le salon du rez-dechaussée de ma maison.»
Le point commun de toute cette nouvelle scène londonienne, c’est que les musiciens sont tous passés de près ou de loin par Tomorrow’s Warriors, une structure éducative fondée en 1991 par le bassiste Gary Crosby et sa compagne, la manager Janine Irons. «A l’époque, j’étudiais au département junior de la Royal Academy of Music, j’avais environ 16 ans. Rosie Tartan, une amie tromboniste, avait entendu parler d’une master class de blues donnée non loin de chez moi, au Southbank Centre [un centre d’art à Londres] par le grand trompettiste Abram Wilson (1973-2012), aujourd’hui décédé. C’est comme cela que j’ai rencontré Gary Crosby, le fondateur des Tomorrow’s Warriors.»
Au début des années 1980, Gary Crosby à la tête du collectif afro-britannique Jazz Warriors, observant le manque de diversité sociale et ethnique dans le jazz britannique, imagine un programme qui donnerait à de jeunes musiciens afro-descendants des espaces pour répéter, se produire et rencontrer des artistes confirmés. Une sorte de dojo du jazz pour les guerriers de demain. «J’ai rencontré là-bas des gens qui venaient d’horizons similaires, et c’est devenu ma très belle communauté, explique la saxophoniste. Gary a été un mentor pour beaucoup d’entre nous. Car il faut pouvoir nourrir les jeunes, les inspirer et leur donner envie de se battre, lorsque pour beaucoup de jeunes Noirs, l’accès à la musique n’est pas possible. C’était le seul endroit à l’époque, et probablement aujourd’hui encore, qui proposait une formation entièrement gratuite.»
Comme un riff cinglant
Se sent-elle à présent une guerrière du jazz? «Pour moi, cet appel aux armes est en réalité une manière de célébrer la tradition et l’histoire. De la faire avancer de toutes les manières qu’on juge nécessaire.» Pour faire avancer l’histoire du jazz justement, elle participait l’an dernier à l’initiative de la batteuse américaine Terri Lyne Carrington de créer New Standards, un real book rassemblant toutes les compositions écrites par des jazzwomen.
On parle de Londres et de ses moments de pause dans une vie remplie de concerts. Vit-elle toujours à Camden? «Non, plus personne ne peut se le permettre. C’est gentrifié au maximum», lâche-t-elle comme un riff bien cinglant. «Je trouve beaucoup d’inspiration en allant voir des galeries, en assistant aux vernissages de livres d’amis. Et je profite simplement de la ville. J’ai été absente pendant une longue période. En revenant, j’avais besoin de me reconnecter.» Comme pour la plupart des musiciens, 2024 est une année plus calme que les précédentes, mais pour Nubya, c’est un temps bénéfique. «On va faire cet été quelques petits concerts bien placés dans différents types de festivals qui vont être très amusants. Et puis on verra à l’automne.»
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Cully Jazz Festival jusqu’au 13 avril.
«Pour beaucoup de jeunes Noirs, l’accès à la musique n’est pas possible, il faut pouvoir les nourrir, les inspirer»