L’Ukraine bataille pour accroître les effectifs de l’armée
Après des mois de débats, le parlement ukrainiena adopté hier le projet de loi visant à accélérer la mobilisation de nouveaux combattants. Le retrait à la dernière minute de la clause sur la démobilisation provoque incompréhension et colère des familles
Devant le checkpoint restreignant l’accès au quartier des ministères, derrière la place Maïdan de Kiev, une trentaine de femmes manifestent hier matin. Les hauts fonctionnaires et responsables politiques passent sans s’arrêter devant leurs pancartes sobres: «Nous demandons d’introduire des délais raisonnables de démobilisation» ou plus offensives «Soyez dignes, ne faites pas des soldats des esclaves».
Leur colère a été provoquée par le revirement brutal des parlementaires sur un sujet lié à la délicate question de la mobilisation. Face aux avancées de l’armée russe sur son territoire, l’Ukraine cherche à augmenter ses effectifs de combattants. Fin 2023, le président Volodymyr Zelensky avait évoqué le chiffre de 500 000 nouvelles recrues en 2024. Après des mois de tergiversations, le gouvernement a décidé de jouer sur trois leviers: élargir la base des mobilisables, punir plus sévèrement les récalcitrants, repousser la démobilisation.
C’est ce dernier volet que dénoncent les manifestantes. Alors que le texte de loi comprenait une clause de démobilisation après trente-six mois sous les drapeaux, les députés l’ont retirée cette semaine à la demande de la hiérarchie militaire. Dans un courrier révélé par Ukrainska Pravda, le commandant en chef de l’armée, Oleksandr Syrsky, pressait les parlementaires d’examiner cet aspect séparément et ultérieurement pour ne pas ralentir l’adoption du texte. Le gouvernement s’est rangé derrière lui. Le projet de loi a donc été adopté hier sans ces dispositions.
Décision impopulaire
«Je suis plus que déçue, c’est une trahison pour les gars qui sont sur le front», se désole Nina Fetchenko, dont le petitfils sert dans l’armée depuis le 1er mars 2022. «Il a eu trois permissions de dix jours en deux ans», ajoute sa grand-mère, chevelure rousse et yeux bleus embués par la colère. «Mon fils de 5 ans n’a pas vu son père pendant la moitié de sa vie», déplore Julia Ignatiuk, dont le mari, le père et le frère ont rejoint l’armée au tout début de l’invasion. La trentenaire pointe les inégalités: «Dans certaines familles, aucun homme ne fait la guerre! Ils se trouvent des excuses, alors que la guerre nous concerne tous.»
Antonina Danylevych, l’une des animatrices du collectif, accuse le pouvoir de pusillanimité: «Le gouvernement ne veut pas prendre la décision impopulaire de mobiliser, donc ils refusent la démobilisation.» Cette quadragénaire mère de deux enfants, qui a vu son époux trente jours en deux ans, reproche au pouvoir d’accorder plus d’importance aux sondages qu’à la guerre.
«Mon fils de 5 ans n’a pas vu son père pendant la moitié de sa vie» JULIA IGNATIUK, ÉPOUSE DE SOLDAT
Les soldats eux-mêmes demandent à avoir plus de visibilité. Engagé volontaire depuis plus de deux ans et père d’une famille nombreuse, Pavlo soutient que la mobilisation y gagnerait: «Elle sera plus efficace si les nouvelles recrues savent pendant combien de temps elles devront tenir.»
Le député Oleksii Honcharenko, membre du parti d’opposition Solidarité européenne, partage cet avis, raison pour laquelle il a décidé de s’abstenir lors du vote de hier: «Je comprends le commandement qui ne veut pas perdre des hommes expérimentés, mais les soldats ne sont pas des machines. Ils ne peuvent pas donner le meilleur d’eux-mêmes si le moral ne suit pas.»
L’élu d’Odessa a corédigé une proposition de loi pour trouver des renforts ailleurs, dans les prisons ukrainiennes: «La protection de notre pays est un devoir constitutionnel pour tous les citoyens. Pourquoi les professeurs, les managers, les barmen devraient se battre mais pas les truands ou les voleurs?» Les auteurs des faits les plus graves (meurtres, viols, terrorisme) en seront exclus et l’enrôlement se fera sur la base du volontariat.
Les troupes de Prigojine
Selon les estimations du Centre of Policy and Legal Reform, un centre de recherche ukrainien sur les politiques publiques, environ 10 000 personnes sur les 27 215 détenus correspondent aux critères. Seuls 5 à 10% seraient volontaires, soit un total très modeste de 500 et 1000 mobilisés supplémentaires. Le CPLR étrille la proposition de loi, jugeant très incomplète la liste des crimes valant exclusion: «Cela ne rappelle-t-il pas la création des détachements de Prigojine [ancien chef de la milice Wagner, ndlr]?» s’interroge le laboratoire d’idées.
Oleksii Honcharenko conteste les estimations chiffrées: «Le commandant d’une brigade a demandé dans une prison si certains voulaient aller se battre. Entre 200 et 300 détenus étaient volontaires. Tous ne sont peut-être pas éligibles, mais c’était seulement dans une prison.» Il se dit ouvert à des amendements pour préciser le texte en deuxième lecture.
Le président Volodymyr Zelensky a déjà augmenté le nombre d’Ukrainiens mobilisables en signant début avril un décret abaissant l’âge minimum à 25 ans, contre 27 auparavant. Une autre idée commence à poindre: mobiliser les femmes. Elles sont déjà 65 000 à se battre dans l’armée, soit moins de 8% des effectifs. Une conseillère du commandant des forces terrestres a suggéré cette piste dans une interview au Times. Sa proposition a encore du chemin à faire avant d’être inscrite à l’agenda du parlement. ■