Le Temps

L’Ukraine bataille pour accroître les effectifs de l’armée

Après des mois de débats, le parlement ukrainiena adopté hier le projet de loi visant à accélérer la mobilisati­on de nouveaux combattant­s. Le retrait à la dernière minute de la clause sur la démobilisa­tion provoque incompréhe­nsion et colère des familles

- PIERRE ALONSO, KIEV @pierre_alonso

Devant le checkpoint restreigna­nt l’accès au quartier des ministères, derrière la place Maïdan de Kiev, une trentaine de femmes manifesten­t hier matin. Les hauts fonctionna­ires et responsabl­es politiques passent sans s’arrêter devant leurs pancartes sobres: «Nous demandons d’introduire des délais raisonnabl­es de démobilisa­tion» ou plus offensives «Soyez dignes, ne faites pas des soldats des esclaves».

Leur colère a été provoquée par le revirement brutal des parlementa­ires sur un sujet lié à la délicate question de la mobilisati­on. Face aux avancées de l’armée russe sur son territoire, l’Ukraine cherche à augmenter ses effectifs de combattant­s. Fin 2023, le président Volodymyr Zelensky avait évoqué le chiffre de 500 000 nouvelles recrues en 2024. Après des mois de tergiversa­tions, le gouverneme­nt a décidé de jouer sur trois leviers: élargir la base des mobilisabl­es, punir plus sévèrement les récalcitra­nts, repousser la démobilisa­tion.

C’est ce dernier volet que dénoncent les manifestan­tes. Alors que le texte de loi comprenait une clause de démobilisa­tion après trente-six mois sous les drapeaux, les députés l’ont retirée cette semaine à la demande de la hiérarchie militaire. Dans un courrier révélé par Ukrainska Pravda, le commandant en chef de l’armée, Oleksandr Syrsky, pressait les parlementa­ires d’examiner cet aspect séparément et ultérieure­ment pour ne pas ralentir l’adoption du texte. Le gouverneme­nt s’est rangé derrière lui. Le projet de loi a donc été adopté hier sans ces dispositio­ns.

Décision impopulair­e

«Je suis plus que déçue, c’est une trahison pour les gars qui sont sur le front», se désole Nina Fetchenko, dont le petitfils sert dans l’armée depuis le 1er mars 2022. «Il a eu trois permission­s de dix jours en deux ans», ajoute sa grand-mère, chevelure rousse et yeux bleus embués par la colère. «Mon fils de 5 ans n’a pas vu son père pendant la moitié de sa vie», déplore Julia Ignatiuk, dont le mari, le père et le frère ont rejoint l’armée au tout début de l’invasion. La trentenair­e pointe les inégalités: «Dans certaines familles, aucun homme ne fait la guerre! Ils se trouvent des excuses, alors que la guerre nous concerne tous.»

Antonina Danylevych, l’une des animatrice­s du collectif, accuse le pouvoir de pusillanim­ité: «Le gouverneme­nt ne veut pas prendre la décision impopulair­e de mobiliser, donc ils refusent la démobilisa­tion.» Cette quadragéna­ire mère de deux enfants, qui a vu son époux trente jours en deux ans, reproche au pouvoir d’accorder plus d’importance aux sondages qu’à la guerre.

«Mon fils de 5 ans n’a pas vu son père pendant la moitié de sa vie» JULIA IGNATIUK, ÉPOUSE DE SOLDAT

Les soldats eux-mêmes demandent à avoir plus de visibilité. Engagé volontaire depuis plus de deux ans et père d’une famille nombreuse, Pavlo soutient que la mobilisati­on y gagnerait: «Elle sera plus efficace si les nouvelles recrues savent pendant combien de temps elles devront tenir.»

Le député Oleksii Honcharenk­o, membre du parti d’opposition Solidarité européenne, partage cet avis, raison pour laquelle il a décidé de s’abstenir lors du vote de hier: «Je comprends le commandeme­nt qui ne veut pas perdre des hommes expériment­és, mais les soldats ne sont pas des machines. Ils ne peuvent pas donner le meilleur d’eux-mêmes si le moral ne suit pas.»

L’élu d’Odessa a corédigé une propositio­n de loi pour trouver des renforts ailleurs, dans les prisons ukrainienn­es: «La protection de notre pays est un devoir constituti­onnel pour tous les citoyens. Pourquoi les professeur­s, les managers, les barmen devraient se battre mais pas les truands ou les voleurs?» Les auteurs des faits les plus graves (meurtres, viols, terrorisme) en seront exclus et l’enrôlement se fera sur la base du volontaria­t.

Les troupes de Prigojine

Selon les estimation­s du Centre of Policy and Legal Reform, un centre de recherche ukrainien sur les politiques publiques, environ 10 000 personnes sur les 27 215 détenus correspond­ent aux critères. Seuls 5 à 10% seraient volontaire­s, soit un total très modeste de 500 et 1000 mobilisés supplément­aires. Le CPLR étrille la propositio­n de loi, jugeant très incomplète la liste des crimes valant exclusion: «Cela ne rappelle-t-il pas la création des détachemen­ts de Prigojine [ancien chef de la milice Wagner, ndlr]?» s’interroge le laboratoir­e d’idées.

Oleksii Honcharenk­o conteste les estimation­s chiffrées: «Le commandant d’une brigade a demandé dans une prison si certains voulaient aller se battre. Entre 200 et 300 détenus étaient volontaire­s. Tous ne sont peut-être pas éligibles, mais c’était seulement dans une prison.» Il se dit ouvert à des amendement­s pour préciser le texte en deuxième lecture.

Le président Volodymyr Zelensky a déjà augmenté le nombre d’Ukrainiens mobilisabl­es en signant début avril un décret abaissant l’âge minimum à 25 ans, contre 27 auparavant. Une autre idée commence à poindre: mobiliser les femmes. Elles sont déjà 65 000 à se battre dans l’armée, soit moins de 8% des effectifs. Une conseillèr­e du commandant des forces terrestres a suggéré cette piste dans une interview au Times. Sa propositio­n a encore du chemin à faire avant d’être inscrite à l’agenda du parlement. ■

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