L’Eglise portugaise indemnisera les victimes d’abus sexuels
Après quatre jours de débats, les évêques du pays ont convenu d’une «réparation financière». Une décision saluée comme «historique» par certains, mais qui ne fait pas l’unanimité chez tous les fidèles
«L’heure de vérité», annonçait hierle titre de l’édito du Correio da Manhã. Son auteur, Paulo João Santos, le directeur adjoint du journal le plus lu du Portugal, attendait de son pays très pratiquant – où 80% de la population de plus de 15 ans se définit comme catholique – qu’il accède enfin, comme quelques autres avant lui, aux demandes d’indemnisation des victimes d’abus sexuels en milieu ecclésial. «Il faut espérer que l’Eglise franchisse ce pas», écrivait-il, «un peu tardif, mais juste». «Repousser le problème» serait «inacceptable», insistait-il encore.
«Un moment charnière»
L’éditorialiste, mais surtout les victimes et les structures qui les accompagnent ont manifestement été entendues. Quelques heures plus tard, la Conférence épiscopale portugaise (CEP) annonçait dans un communiqué la création d’un fonds, «avec une contribution de solidarité de tous les diocèses», pour dédommager financièrement les victimes d’abus sexuels sur mineurs au sein de l’Eglise. Les demandes de compensation devront être adressées entre juin et décembre prochains, et leur montant sera décidé ultérieurement au cas par cas. L’annonce a été faite dans la ville-sanctuaire de Fatima, dans le centre du pays, où les évêques du Portugal étaient réunis depuis lundi pour débattre entre autres de cette question.
S’ils se sont finalement montrés unanimes, les fidèles catholiques lisboètes le sont moins. Croisée sur les marches de l’église São Nicolau, dans le coeur touristique de la capitale portugaise, à la sortie de la messe, une jeune femme nous confiait ne pas être «particulièrement favorable» à l’idée de compensations. «En quoi l’argent va résoudre le problème de ceux qui portent ces accusations d’abus sexuels?, interrogeait-elle. Je pense que ces personnes ont davantage besoin d’un soutien psychologique que financier.» De ces accusations contre l’Eglise, cette quadragénaire «récemment convertie au catholicisme», surtout, s’en méfie. «Ici, dans cette église, notre prêtre a été suspendu trois mois l’an passé pour des suspicions de pédocriminalité. L’accusation, anonyme, était finalement fausse et il a été réintégré. Je ne dis pas que les abus sexuels n’existent pas – l’homme est imparfait – mais je pense qu’on extrapole les faits. Les médias en particulier se focalisent là-dessus et ça explique en partie l’éloignement des gens de l’Eglise catholique.» Quelques centaines de mètres plus loin, une paroissienne octogénaire s’apprête à fermer les portes de l’église São Domingos derrière un couple d’Espagnols et de jeunes Anglaises. «Si l’on prouve à l’issue d’une enquête sérieuse que des gens ont été abusés, je ne suis pas contre le fait qu’on leur verse une indemnisation. Mais je pense que beaucoup d’accusations sont fausses et que certaines personnes essaient de se faire de l’argent sur le dos de l’Eglise», nous dit-elle.
Des suspicions balayées aussitôt la décision des évêques annoncée par la psychologue Rute Agulhas, qui dirige le groupe Vita, créé en mai 2023 à la demande de la CEP après un rapport terrible sur la pédocriminalité dans l’Eglise portugaise. «C’est une décision historique, se félicite-t-elle. On vit un moment charnière, inédit. Au-delà du soutien psychologique et psychiatrique mis en place pour les victimes d’abus sexuels, l’accès à une compensation financière est important parce qu’il a une valeur symbolique. C’est encore une manière de reconnaître leurs souffrances.»
Seules 22 personnes à ce jour, souligne-t-elle, sur les 90 personnes qui ont sollicité son organisme lors des onze derniers mois, ont exprimé leur souhait d’être indemnisées financièrement pour les dommages qu’elles avaient subis. «Je suis sûr qu’il y en aura davantage dans les prochaines semaines, car cette décision unanime des évêques va libérer la parole. Mais la plupart des gens qui viennent à nous attendent, davantage qu’une somme symbolique, une demande de pardon de la part des évêques, les yeux dans les yeux, comme a pu le faire le pape François.» A l’occasion de son déplacement aux Journées mondiales de la jeunesse à Lisbonne en août dernier, le Saint-Père avait rencontré 13 des victimes de pédocriminalité.
«C’est une blessure ouverte»
«L’accès à une compensation financière est une manière de reconnaître leurs souffrances» RUTE AGULHAS, PSYCHOLOGUE ET DIRECTRICE DU GROUPE VITA
Il y a un an, les évêques portugais avaient déjà formulé un mea culpa après le rapport accablant d’une commission indépendante, composée de six experts et dirigée par le pédopsychiatre Pedro Strecht. De même que l’Université de Zurich avait documenté en septembre dernier 1002 situations d’abus sexuels dans l’Eglise catholique en Suisse depuis 1950, cette étude portugaise recensait, depuis la même époque, au moins 4815 victimes de violences sexuelles, dont 42% de filles, une proportion plus élevée qu’ailleurs. José Ornelas, le président de la Confédération épiscopale portugaise, s’était alors excusé du fait que l’Eglise n’a pas su «créer des formes efficaces d’écoute et de contrôle interne». «C’est une blessure ouverte qui nous fait mal et nous embarrasse», avait-il déclaré.
«Le processus de réparation se fait en plusieurs étapes, reprend la psychologue Rute Agulhas. La première, c’était d’obtenir l’unanimité des évêques sur l’indemnisation des victimes, c’est le cas aujourd’hui et on s’en félicite. La deuxième étape sera d’en définir les modalités, notamment qui évalue et selon quels critères. La troisième étape sera de décider des montants. Mais pour l’instant, c’est prématuré, nous n’en sommes pas là.»
La coordinatrice du groupe Vita confirme que le Portugal devrait s’inspirer d’autres pays, qui ont déjà des systèmes d’indemnisation. En France, la Commission reconnaissance et réparation, créée en 2021, a par exemple établi un barème de réparation allant de 5000 à 60 000 euros selon les faits. Alors que les indemnisations sont échelonnées de 5000 à plus de 100 000 euros aux Pays-Bas, ou de 6000 à 120 000 euros en Australie. Aux Etats-Unis, elles ont atteint, en moyenne, presque 340 000 dollars (environ 313 000 euros). En Belgique, la Fondation Dignity a versé, entre 2012 et 2017, près de 4,6 millions d’euros pour indemniser 855 victimes sur le millier qui s’est déclaré. «On a étudié tous les systèmes et on en a fait une synthèse, indique Rute Agulhas. On s’inspirera de pays qui ont une réalité plus semblable à la nôtre que celle des Etats-Unis.» ■