Dans l’industrie de l’horlogerie, prime au désir
A chaque salon de l’horlogerie, c’est la même rengaine: est-ce que le secteur va bien? Comme si un défilé de mode suffisait à révéler la bonne marche de l’industrie du prêt-à-porter. Balayons la question d’emblée. Le secteur ne va pas si bien. Plus exactement, il retrouve une certaine normalité après deux années de rattrapage post-covid. Mais sur le long terme, les marques qui ont une solide assise sur les marchés continuent de croître. Pour les autres, le contexte n’est pas plus certain que d’habitude.
Paradoxalement, ce n’est pas le plus important. Car Genève termine une semaine horlogère de folie. Une vraie fête populaire, avec des animations dans toute la ville et un public électrisé. Ce temps fort est essentiel pour tout le secteur, bien au-delà des chiffres, des carnets de commandes ou de la fréquentation. Car cette semaine, c’est avec ses vrais fondamentaux que l’horlogerie avait rendez-vous: l’émotion, la passion, l’irrationnel.
Cela peut sembler naïf, dit ainsi. C’est une réalité. L’horlogerie est un tout petit secteur: 26 milliards de francs à l’exportation pour les fabricants suisses en 2023, année record – la pharma a fait quatre fois plus et c’était une mauvaise année. Mais, précisément, l’horlogerie se distingue de toutes les autres industries. Une montre n’est pas seulement plus sympathique qu’un médicament, elle encapsule tout ce qui
Genève termine une semaine horlogère de folie
fait le propre de l’homme. Le rapport au temps, au patrimoine, à la culture. Une montre est une oeuvre totale – surtout si elle est mécanique et made in Switzerland.
La montre est inutile et c’est pour ça qu’elle est désirable. La Suisse a la particularité d’en produire pour tout le monde, à tous les prix, de l’abordable à l’inimaginable. Derrière le rêve, il y a une industrie, plus de 60 000 emplois (en Suisse), des savoir-faire, des artisans, de l’innovation, des investissements, des machines et des ateliers qui sentent l’huile. L’horlogerie est plurielle, mais elle n’a qu’un seul moteur: le désir, qui carbure à l’émotion. Et de ce carburant, chaque goutte compte.
Dans une économie mondiale fracturée, l’accès aux marchés n’est plus garanti. Les décisions sont influencées par les gouvernements et la société civile. Les politiques industrielles faussent la concurrence. Dans ce contexte, les entreprises peuvent-elles encore être globales? Vont-elles échapper à la fracturation de leur stratégie, tout comme les nations?
Les législations restrictives prolifèrent sous le couvert de sécurité nationale. Aux Etats-Unis, le Congrès a désormais dans son collimateur TikTok après avoir considéré Huawei comme un risque d’ingérence étrangère. La Chine rétorque en interdisant les semi-conducteurs d’Intel et AMD dans les ordinateurs gouvernementaux. L’Europe ouvre une enquête sur Google, Apple, Meta et Amazon pour entrave à la concurrence.
La première réaction des entreprises est de mettre en place des parefeux. Si la sécurité et la confidentialité des données des entreprises ne sont plus garanties, il faut isoler les pays à risque de l’entreprise globale.
A Hongkong, des entreprises américaines et européennes imposent désormais à leurs employés locaux de ne plus se connecter au réseau informatique mondial de l’entreprise. Pour ceux en visite, KMPG, Deloitte et McKinsey leur demandent d’utiliser des téléphones mobiles spécifiques.
On assiste au retour des opérations conjointes (joint-ventures) avec des partenaires locaux. Les spin-off qui séparent une partie des activités dans une société indépendante se multiplient. Le cimentier Holcim vient de le faire avec sa filiale américaine.
Tout se complique à cause des sanctions avec la Russie. En ellesmêmes, elles sont déjà difficiles à mettre en place. Mais exercer des pressions sur un pays «ami» est encore plus compliqué. Les Etats-Unis forcent pourtant l’Inde à cesser ses achats de pétrole russe transporté par Sovcomflot. Celle-ci fait partie de la «flotte noire» mise en place par le Kremlin pour contourner les sanctions.
Car, tôt ou tard, va se poser la question de la sécurité du droit. En Chine, les investissements étrangers ont chuté de 90% l’année dernière (33 milliards de dollars), soit le niveau le plus bas depuis 1993. Le président Xi Jinping vient de recevoir à Shanghai 85 présidents d’entreprises étrangères pour les rassurer – tâche difficile…
De plus, les entreprises sont prises en étau entre les exigences des gouvernements des pays où elles opèrent et celles de la société civile «à la maison». Cela s’étend aussi aux investisseurs «activistes». Pour s’en protéger, les entreprises rachètent leurs actions.
La compagnie TotalEnergies est confrontée à des syndicats en France à cause d’un contrat avec l’Arabie saoudite pour une usine dans la ville de Neom. En Belgique, elle est attaquée en procès par un agriculteur qui la juge responsable du dérèglement climatique. Même la Suisse se retrouve sur le banc des accusés à la Cour européenne des droits de l’homme pour les mêmes raisons.
En Hollande, des organisations militantes ont obtenu qu’un tribunal de La Haye essaie d’imposer à Shell de réduire de 45% ses émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030. De plus, les politiques anti-immigration des partis populistes inquiètent. Unilever, ASML, Boskalis ou NXP semiconductors songent à transférer ailleurs leur quartier général si elles ne peuvent plus recruter de la main-d’oeuvre étrangère.
D’après un rapport du Ministère néerlandais des affaires économiques de 2023, 16% des entreprises hollandaises songent à réduire leurs activités ou à quitter le pays dans les deux prochaines années. Dans les entreprises globales, c’est 33%!
Les entreprises internationales ont toujours essayé de rester à l’écart du débat sur les systèmes de valeurs, en tout cas en théorie. Cependant, l’émergence du «Sud global» est aussi celle d’un système de valeurs qui s’oppose à celui des nations dites occidentales.
Celles-ci se réclament d’un universalisme qui s’appliquerait à tous, identiquement. Cela débouche, par exemple, sur la Déclaration «universelle» des droits de l’homme de l’ONU (1948). En revanche, le concept d’universalisme implique, presque inéluctablement, le droit d’ingérence. Celui-ci devrait être aussi mis en oeuvre par les entreprises.
Or, pour les pays du Sud global, cet universalisme est perçu comme un nouveau colonialisme. Dans de nombreux pays, l’identité et la tradition – religieuse, philosophique ou historique – priment. Et le droit d’ingérence devient inacceptable.
Les entreprises globales ne vont pas disparaître, mais leur marge de manoeuvre se réduit considérablement. Elles se trouvent embarquées dans un débat géopolitique et social qui les dépasse. Faire de la politique est inacceptable. L’ignorer est périlleux et peut conduire à l’extinction. Dans Le Prince, Machiavel écrivait:
«Le choix est rarement entre le bien et le mal, mais entre le pire et le moindre mal.»
Pas très réjouissant…
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