Le Temps

Dans l’industrie de l’horlogerie, prime au désir

- STÉPHANE GACHET

A chaque salon de l’horlogerie, c’est la même rengaine: est-ce que le secteur va bien? Comme si un défilé de mode suffisait à révéler la bonne marche de l’industrie du prêt-à-porter. Balayons la question d’emblée. Le secteur ne va pas si bien. Plus exactement, il retrouve une certaine normalité après deux années de rattrapage post-covid. Mais sur le long terme, les marques qui ont une solide assise sur les marchés continuent de croître. Pour les autres, le contexte n’est pas plus certain que d’habitude.

Paradoxale­ment, ce n’est pas le plus important. Car Genève termine une semaine horlogère de folie. Une vraie fête populaire, avec des animations dans toute la ville et un public électrisé. Ce temps fort est essentiel pour tout le secteur, bien au-delà des chiffres, des carnets de commandes ou de la fréquentat­ion. Car cette semaine, c’est avec ses vrais fondamenta­ux que l’horlogerie avait rendez-vous: l’émotion, la passion, l’irrationne­l.

Cela peut sembler naïf, dit ainsi. C’est une réalité. L’horlogerie est un tout petit secteur: 26 milliards de francs à l’exportatio­n pour les fabricants suisses en 2023, année record – la pharma a fait quatre fois plus et c’était une mauvaise année. Mais, précisémen­t, l’horlogerie se distingue de toutes les autres industries. Une montre n’est pas seulement plus sympathiqu­e qu’un médicament, elle encapsule tout ce qui

Genève termine une semaine horlogère de folie

fait le propre de l’homme. Le rapport au temps, au patrimoine, à la culture. Une montre est une oeuvre totale – surtout si elle est mécanique et made in Switzerlan­d.

La montre est inutile et c’est pour ça qu’elle est désirable. La Suisse a la particular­ité d’en produire pour tout le monde, à tous les prix, de l’abordable à l’inimaginab­le. Derrière le rêve, il y a une industrie, plus de 60 000 emplois (en Suisse), des savoir-faire, des artisans, de l’innovation, des investisse­ments, des machines et des ateliers qui sentent l’huile. L’horlogerie est plurielle, mais elle n’a qu’un seul moteur: le désir, qui carbure à l’émotion. Et de ce carburant, chaque goutte compte.

Dans une économie mondiale fracturée, l’accès aux marchés n’est plus garanti. Les décisions sont influencée­s par les gouverneme­nts et la société civile. Les politiques industriel­les faussent la concurrenc­e. Dans ce contexte, les entreprise­s peuvent-elles encore être globales? Vont-elles échapper à la fracturati­on de leur stratégie, tout comme les nations?

Les législatio­ns restrictiv­es prolifèren­t sous le couvert de sécurité nationale. Aux Etats-Unis, le Congrès a désormais dans son collimateu­r TikTok après avoir considéré Huawei comme un risque d’ingérence étrangère. La Chine rétorque en interdisan­t les semi-conducteur­s d’Intel et AMD dans les ordinateur­s gouverneme­ntaux. L’Europe ouvre une enquête sur Google, Apple, Meta et Amazon pour entrave à la concurrenc­e.

La première réaction des entreprise­s est de mettre en place des parefeux. Si la sécurité et la confidenti­alité des données des entreprise­s ne sont plus garanties, il faut isoler les pays à risque de l’entreprise globale.

A Hongkong, des entreprise­s américaine­s et européenne­s imposent désormais à leurs employés locaux de ne plus se connecter au réseau informatiq­ue mondial de l’entreprise. Pour ceux en visite, KMPG, Deloitte et McKinsey leur demandent d’utiliser des téléphones mobiles spécifique­s.

On assiste au retour des opérations conjointes (joint-ventures) avec des partenaire­s locaux. Les spin-off qui séparent une partie des activités dans une société indépendan­te se multiplien­t. Le cimentier Holcim vient de le faire avec sa filiale américaine.

Tout se complique à cause des sanctions avec la Russie. En ellesmêmes, elles sont déjà difficiles à mettre en place. Mais exercer des pressions sur un pays «ami» est encore plus compliqué. Les Etats-Unis forcent pourtant l’Inde à cesser ses achats de pétrole russe transporté par Sovcomflot. Celle-ci fait partie de la «flotte noire» mise en place par le Kremlin pour contourner les sanctions.

Car, tôt ou tard, va se poser la question de la sécurité du droit. En Chine, les investisse­ments étrangers ont chuté de 90% l’année dernière (33 milliards de dollars), soit le niveau le plus bas depuis 1993. Le président Xi Jinping vient de recevoir à Shanghai 85 présidents d’entreprise­s étrangères pour les rassurer – tâche difficile…

De plus, les entreprise­s sont prises en étau entre les exigences des gouverneme­nts des pays où elles opèrent et celles de la société civile «à la maison». Cela s’étend aussi aux investisse­urs «activistes». Pour s’en protéger, les entreprise­s rachètent leurs actions.

La compagnie TotalEnerg­ies est confrontée à des syndicats en France à cause d’un contrat avec l’Arabie saoudite pour une usine dans la ville de Neom. En Belgique, elle est attaquée en procès par un agriculteu­r qui la juge responsabl­e du dérèglemen­t climatique. Même la Suisse se retrouve sur le banc des accusés à la Cour européenne des droits de l’homme pour les mêmes raisons.

En Hollande, des organisati­ons militantes ont obtenu qu’un tribunal de La Haye essaie d’imposer à Shell de réduire de 45% ses émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030. De plus, les politiques anti-immigratio­n des partis populistes inquiètent. Unilever, ASML, Boskalis ou NXP semiconduc­tors songent à transférer ailleurs leur quartier général si elles ne peuvent plus recruter de la main-d’oeuvre étrangère.

D’après un rapport du Ministère néerlandai­s des affaires économique­s de 2023, 16% des entreprise­s hollandais­es songent à réduire leurs activités ou à quitter le pays dans les deux prochaines années. Dans les entreprise­s globales, c’est 33%!

Les entreprise­s internatio­nales ont toujours essayé de rester à l’écart du débat sur les systèmes de valeurs, en tout cas en théorie. Cependant, l’émergence du «Sud global» est aussi celle d’un système de valeurs qui s’oppose à celui des nations dites occidental­es.

Celles-ci se réclament d’un universali­sme qui s’appliquera­it à tous, identiquem­ent. Cela débouche, par exemple, sur la Déclaratio­n «universell­e» des droits de l’homme de l’ONU (1948). En revanche, le concept d’universali­sme implique, presque inéluctabl­ement, le droit d’ingérence. Celui-ci devrait être aussi mis en oeuvre par les entreprise­s.

Or, pour les pays du Sud global, cet universali­sme est perçu comme un nouveau colonialis­me. Dans de nombreux pays, l’identité et la tradition – religieuse, philosophi­que ou historique – priment. Et le droit d’ingérence devient inacceptab­le.

Les entreprise­s globales ne vont pas disparaîtr­e, mais leur marge de manoeuvre se réduit considérab­lement. Elles se trouvent embarquées dans un débat géopolitiq­ue et social qui les dépasse. Faire de la politique est inacceptab­le. L’ignorer est périlleux et peut conduire à l’extinction. Dans Le Prince, Machiavel écrivait:

«Le choix est rarement entre le bien et le mal, mais entre le pire et le moindre mal.»

Pas très réjouissan­t…

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