Le Temps

Même à des taux bas, l’intoxicati­on n’est pas anodine

La Suisse ne fait pas figure de première de classe lorsqu’il est question d’exposition au plomb de la population. Pourtant, les effets sur la santé de ce métal lourd sont déjà visibles à des seuils peu élevés, en particulie­r chez les jeunes enfants

- SYLVIE LOGEAN @sylvieloge­an

«Même à des taux bas, le plomb a déjà des effets nocifs, surtout chez les jeunes enfants.» Pédiatre à Etagnières (VD), Nicole Jundt Herman tente depuis plusieurs années de sensibilis­er à une problémati­que encore peu reconnue dans notre pays. «Aux Etats-Unis et en France, cela fait longtemps que l’intoxicati­on au plomb est considérée comme un problème de santé publique majeur, avec la mise en place de mesures de prévention. En Suisse, nous commençons seulement à évaluer les concentrat­ions en plomb au sein de la population.»

Les effets nocifs du plomb sur la santé sont certes corrélés à l’importance de l’imprégnati­on dans l’organisme. Néanmoins, les études le prouvent: il n’existe pas de seuil de toxicité inférieur sous lequel le plomb peut être considéré comme inoffensif.

Une meilleure absorption chez les plus petits

Chez les adultes, une plombémie à moins de 50 microgramm­es par litre de sang (μg/L) peut ainsi déjà augmenter le risque d’hypertensi­on artérielle, de maladie rénale chronique et altérer la fertilité. «Les effets toxiques du plomb ont été observés dans tous les systèmes organiques ayant fait l’objet d’études rigoureuse­s, pointe la professeur­e Murielle Bochud, co-cheffe du Départemen­t épidémiolo­gie et systèmes de santé d’Unisanté à Lausanne. Les effets neurologiq­ues du plomb sont les plus préoccupan­ts car ils sont observés chez les nourrisson­s et les enfants.»

Neurotoxiq­ue puissant, le plomb peut en effet causer des dommages irréversib­les sur le cerveau en plein développem­ent des enfants – même à des taux inférieurs à 50 μg/L –, entraînant une possible diminution des capacités cognitives ou encore des troubles de l’attention et du comporteme­nt. «Des recherches ont quantifié l’impact d’une exposition au plomb sur le quotient intellectu­el (QI) des enfants concernés, pointe Nicole Jundt Herman. Une perte de QI de 6 à 7 points est attendue lorsque la plombémie augmente de 0 à 100 μg/L.»

Pourquoi les plus petits sont-ils particuliè­rement touchés? «Leur organisme absorbe mieux le plomb que celui des adultes, répond Nicole Jundt Herman. Par ailleurs, ils sont aussi davantage exposés à ce métal lourd présent dans leur environnem­ent – par exemple lorsque des peintures contenant du plomb s’effritent et se mélangent aux poussières, dans le sol du jardin ou même sur les places de jeux – car ils sont très souvent par terre et mettent tout à la bouche.»

Stocké dans les os

Le risque de contaminat­ion est parfois plus insidieux. «Il y a eu un exemple récent aux Etats-Unis de compotes de pommes pour bébé ayant été contaminée­s par de la cannelle importée d’Equateur qui contenait de la poudre de plomb», retrace la pédiatre. Les jouets et bijoux métallique­s contenant du plomb – soit anciens ou en provenance de l’étranger – peuvent aussi être en cause.

Dans l’organisme, le plomb se fixe d’abord sur les globules rouges puis se dépose dans les tissus, en particulie­r vers les os, les reins, le foie, les muscles et le cerveau. Dans les os, la demi-vie du plomb est estimée entre dix et trente ans. «Une fois dans les os, le plomb n’a plus un impact aussi significat­if sur l’organisme, détaille Nicole Jundt Herman, mais il se peut qu’il soit à nouveau libéré dans certaines circonstan­ces, comme la prise de certains médicament­s, le fait d’être alité de manière prolongée ou encore en cas d’ostéoporos­e [une maladie qui se caractéris­e par la perte de densité osseuse, ndlr]».

En Suisse, les chiffres manquent pour évaluer la teneur en plomb au sein de la population infantile. Le seul travail en la matière a été réalisé en 2014 à Genève en lien avec la présence de peinture au plomb dans les logements. A l’issue d’analyses capillaire­s (moins fiables que les analyses sanguines) réalisées sur 124 enfants âgés entre 1 et 6 ans, deux d’entre eux, soit 1,6% de l’échantillo­n, présentaie­nt une plombémie de plus de 50 μg/L. Selon l’autrice, cette étude «attire l’attention sur le fait que […] des enfants sont exposés au plomb présent dans les peintures de leur logement sur le canton de Genève, et en subissent, pour certains, une intoxicati­on. Une sensibilis­ation des profession­nels de la santé au risque lié au plomb présent dans les peintures doit être mise sur pied, ainsi qu’une politique de prévention incisive.»

«Les effets neurologiq­ues du plomb sont les plus préoccupan­ts» MURIELLE BOCHUD, PROFESSEUR­E DE SANTÉ PUBLIQUE À L’UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

A titre de comparaiso­n, selon des études conduites aux Etats-Unis, 1,3% des enfants âgés de 1 à 5 ans présentaie­nt des concentrat­ions de plomb dans le sang de 50 μg/L ou plus. Durant la même période, 2% des enfants français affichaien­t une plombémie supérieure à 50 μg/L.

Concernant les adultes, il a fallu attendre août 2023, et la publicatio­n des résultats de la phase pilote de l’étude suisse sur la santé, pour avoir enfin une estimation du niveau de plombémie au sein de la population, alors que de telles données existent depuis les années 1970 aux Etats-Unis. Réalisées sur un échantillo­n de 789 adultes âgés de 20 à 69 ans, résidant dans les cantons de Vaud et Berne, les analyses ont montré que du plomb était détecté chez 99% des participan­ts, avec une concentrat­ion médiane de 16 μg/L.

Deux formes de prévention

En comparaiso­n internatio­nale, et si l’on regarde uniquement les 5% d’échantillo­ns contenant les taux les plus élevés de plomb dans le sang, la Suisse ne fait pas figure de meilleure élève, avec une valeur de 37 μg/L, contre 24 μg/L en Allemagne, 29 μg/L en Belgique et 33 μg/L au Canada. Seule la France présente un taux plus élevé avec 50 μg/L.

«Nous ne sommes pas les plus rapides lorsqu’il s’agit de mettre en place des mesures de santé publique, pointe la professeur­e Murielle Bochud. Néanmoins, jusqu’à présent, il n’y a pas eu d’évidences montrant que l’exposition au plomb au sein de la population, du moins chez les adultes, nécessitai­t de mettre en place des actions immédiates.»

Pour la pédiatre Nicole Jundt Herman, les autorités devraient néanmoins élaborer des lignes directrice­s spécifique­s concernant les enfants en vue d’une stratégie de prévention efficace. «Il existe deux formes de prévention, détaille la pédiatre. La prévention primaire consiste à éviter que les enfants ne se fassent contaminer. Dans ce but, on peut agir sur la rénovation des intérieurs ou sur la surveillan­ce des biens de consommati­on. Lorsque l’on se rend compte qu’un enfant a été contaminé, la mesure essentiell­e à prendre est d’éviter que l’intoxicati­on ne perdure et s’aggrave, on parle alors de prévention secondaire.»

En cas de contaminat­ion grave (ce que l’on appelle le saturnisme), au-dessus de 250 μg/L, un traitement par chélation peut être proposé. Ce dernier implique l’administra­tion d’agents chélateurs à même de capter le plomb dans le sang et de permettre son éliminatio­n avant qu’il ne migre vers les tissus. «Heureuseme­nt, au fur et à mesure que cette problémati­que est évoquée, la prise de conscience augmente», conclut la pédiatre.

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