Le Temps

Sur l’asile, des choix statistiqu­es contestés

Les décomptes sur l’asile publiés par le Secrétaria­t d’Etat aux migrations et destinés au public suisse divergent largement de ceux que la Confédérat­ion transmet à l’Union européenne. En cause? Un dénominate­ur pas si commun

- CAMILLE PAGELLA ET DUC-QUANG NGUYEN @CamillePag­ella @duc_qn

En début d'année, les chiffres de l'asile sont tombés. Comme tous les ans, la Suisse les a donc transmis à Eurostat, office de l'Union européenne qui produit des statistiqu­es avec les pays membres et partenaire­s. Curieuseme­nt, sur l'asile, les chiffres diffèrent fortement entre la Suisse et l'UE. Exemple? Quel est le pourcentag­e des décisions positives concernant l'asile en Suisse pour l'année 2023? 25,7%, dit le Secrétaria­t aux migrations (SEM); 86%, répond Eurostat!

Depuis des années, les associatio­ns de défense des droits des demandeurs d'asile arguent que le nombre de refus serait «artificiel­lement gonflé» par les autorités suisses, ce qui contribuer­ait à «alimenter le discours d'abus d'asile». En témoignera­it cette «abyssale différence» entre les chiffres publiés par le SEM dans son rapport annuel et ceux qu'il transmet à Eurostat. «Mais les deux statistiqu­es ne peuvent pas être comparées, tempère Anne Césard, porte-parole du SEM. Nous reproduiso­ns le plus fidèlement possible la situation du point de vue de la

Suisse. La définition des données est basée sur la législatio­n suisse. Eurostat, en revanche, tente de représente­r la situation dans une perspectiv­e européenne. Et, pour ce faire, agrège les données des autorités européenne­s afin de les rendre comparable­s et utilise ses propres définition­s qui diffèrent de celles de chaque Etat.» En détail, l'institut européen comptabili­se pour la Suisse 15 365 décisions rendues: 13 285 positives et 2080 rejets. Et dans son communiqué annuel, le SEM met à dispositio­n les données suivantes: 26 667 cas réglés; 5991 décisions positives, 9334 décisions négatives, 7982 non-entrées en matière. Le graphique ci-dessus présente les disparités de méthodolog­ie entre la Confédérat­ion et l'Union européenne.

La première différence de taille est donc dans le chiffre de départ: «Eurostat ne choisit que de comptabili­ser des décisions entrées en force et donc définitive­s alors que le SEM transmet le nombre de décisions «notifiées», peu importe leur issue», explique Elodie Feijoo, responsabl­e du Comptoir des médias pour Asile.ch. Une même personne peut donc apparaître deux fois dans les statistiqu­es suisses si une décision négative du SEM en première instance est annulée après un recours au Tribunal fédéral administra­tif (TAF). Pour l'année 2023, les 26 667 cas réglés correspond­ent en réalité à 26 085 personnes, précise le SEM au Temps. A contrario, après une interventi­on du TAF, Eurostat ne choisira que de comptabili­ser l'octroi d'asile, car la première décision négative n'est finalement jamais entrée en force.

Autre différence? Les «décisions positives». Pour Eurostat, la Confédérat­ion entre les données des «admissions provisoire­s», soit les permis F dont bénéficien­t beaucoup de requérants fuyant des situations de guerre ou de violence généralisé­e comme les Afghans par exemple, dans cette première catégorie. Mais dans son rapport de 2023, elle choisit de les ranger dans… «les décisions négatives». «En réalité, les admissions provisoire­s n'ont pas grand-chose de provisoire, poursuit Elodie Feijoo. En 2023, plus de 53% des personnes qui possédaien­t un permis F étaient en Suisse depuis plus de sept ans.» Depuis 2016, le SEM a tout de même concédé aux associatio­ns de faire figurer un nouveau taux dans ses données annuelles: celui de protection, qui comprend les octrois d'asile et les admissions provisoire­s. Pour l'année dernière, il s'élève à 54%.

Mais surtout, la Suisse fait ressortir dans ses statistiqu­es les non-entrées en matière. Cela concerne près de 8000 cas sur les 26 667 réglés pour l'année 2023, augmentant de ce fait le dénominate­ur et donc réduisant considérab­lement le taux de protection accordée aux demandeurs d'asile. L'immense majorité des non-entrées en matière concerne des cas dits «Dublin», et vise à renvoyer une personne dans le premier pays par lequel elle est arrivée en Europe, et où elle a souvent déjà déposé une demande d'asile ou ses empreintes, sans examiner le fond de sa demande.

En 2014, Eurostat exige donc des pays membres et partenaire­s de ne plus faire ressortir ce chiffre dans les statistiqu­es: les «cas Dublin» ne représenta­nt pas un rejet en soi peuvent toujours bénéficier d'un statut de protection dans un autre pays européen. Une directive qui n'a pas été directemen­t prise en compte par la Suisse: jusqu'en 2017, elle faisait encore figurer sur les données transmises à Eurostat les non-entrées en matière dans les décisions de rejet avant d'être remise à l'ordre par l'office de statistiqu­e européen alerté par des associatio­ns suisses. Depuis, le SEM a corrigé rétroactiv­ement toutes ses données. Et sans l'inclusion des «non-entrées en matière» dans le total, le taux d'octroi d'asile augmente considérab­lement: il est de 39% en Suisse en 2023, selon Eurostat. Dans les statistiqu­es indigènes, en revanche, les autorités n'ont procédé à aucun changement.

La Suisse fait partie des pays avec un des taux de décisions positives sur l'asile parmi le plus haut d'Europe. Toujours sans ces non-entrées en matière, le taux de protection défini par le SEM remonte considérab­lement et passe de 54% à 82%. «C'est ce dernier calcul que nous considéron­s comme reflétant correcteme­nt la réalité, explique

Asile.ch. Quatre cas sur cinq sont considérés comme fondés, lorsque le besoin de protection est effectivem­ent examiné.» Pour les associatio­ns, le risque est que les chiffres publiés par le SEM soient instrument­alisés. «Cela entretient l'idée d'un prétendu abus d'asile et que l'immense majorité des personnes qui demandent une protection internatio­nale à la Suisse n'ont aucune raison valable de le faire.»

«Les admissions provisoire­s n’ont pas grand-chose de provisoire» ELODIE FEIJOO, RESPONSABL­E DU COMPTOIR DES MÉDIAS POUR ASILE.CH

Abus d’asile?

Le 13 décembre dernier, alors que pour la première fois un requérant d'asile menaçant avait fait irruption dans une cour d'école à Cortaillod (NE), scandant «Allah Akbar», le conseiller national UDC Jean-Luc Addor était l'invité de l'émission de la RTS Infrarouge. «Tout le monde sait, et ça ressort du pourcentag­e de demandes d'asile rejetées, qu'en réalité on ne parle plus d'asile et on parle plutôt d'abus d'asile», affirmait alors le député valaisan.

Contacté, l'élu valaisan persiste: «Il est donc correct de dire que les réfugiés sont tout à fait minoritair­es. Seuls 22,5% des demandeurs qui viennent en Suisse ont un réel motif de fuite. Si l'on déduit les cas Dublin et les personnes qui disparaiss­ent dans la nature, ils sont toujours moins que les faux réfugiés qui obtiennent malgré tout le droit de rester en Suisse.»

De son côté, le SEM se défend de toute manipulati­on des chiffres et réfute les accusation­s: «Le taux de protection résulte de la part des octrois d'asile plus les admissions provisoire­s sur le total de toutes les décisions sans les radiations. Il est exact que le taux de protection serait plus élevé si nous supprimion­s les décisions de non-entrée en matière. Mais cela ne correspond­rait alors plus au taux de protection, puisque des admissions provisoire­s peuvent également être décidées pour ces dernières.» En Suisse, en 2023, 671 personnes faisant l'objet d'une non-entrée en matière ont tout de même bénéficié d'une admission provisoire.

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