Le Temps

Le juge, la politique et la démocratie

-

Des perspectiv­es vertigineu­ses s'ouvrent avec l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme (CourEDH) condamnant la Suisse pour son inaction climatique. Non seulement parce que, pour la première fois dans l'Histoire, les juges d'une cour internatio­nale étendent les droits de l'homme à la question climatique, mais aussi parce qu'en se plaçant désormais «comme un acteur clef de la réponse à la crise écologique», selon les mots de l'avocat des Aînées pour le climat et député Raphaël Mahaim, la justice s'établit en gardienne des promesses non tenues. Pour le système de démocratie semi-directe suisse, les enjeux sont incommensu­rables: les juges européens pourraient-ils casser un vote du peuple, comme le fit le Tribunal fédéral avec le vote sur l'imposition des couples mariés?

Le peuple suisse, celui qui le 13 juin 2021 a refusé à 56% la loi fédérale sur les gaz à effet de serre (loi CO2), ce peuple porte aussi une part de responsabi­lité dans la condamnati­on de l'Etat par la CourEDH. La politique ne se fait pas hors sol. Comme on a pu le mesurer lors des votations contre l'emploi des pesticides en agricultur­e, l'environnem­ent électoral reste encore, sinon hostile, du moins très soupçonneu­x face aux impératifs écologique­s. Ce qui limite très fortement la marge d'action du Conseil fédéral et du parlement. Y aurat-il en juin, lors de la votation sur la loi des énergies renouvelab­les et de l'électricit­é, un retour de bâton de la part de l'esprit rétif des Suisses face «aux juges étrangers»? Il ne faut dès lors pas attendre du jugement de Strasbourg une inflexion spectacula­ire de la politique climatique suisse. D'autant plus que de son propre aveu, la CourEDH «ne saurait se montrer précise ou prescripti­ve quant aux mesures à mettre en oeuvre… La Confédérat­ion suisse est mieux placée qu'elle pour déterminer les mesures à prendre.»

Rappelons au président de l'UDC Vaud Kevin Grangier, qui dénonce une violente attaque des juges contre les droits populaires en Suisse, que son parti s'était félicité en 2011 du rejet de la plainte de deux pratiquant­s musulmans après la votation contre la constructi­on des minarets. Les plaignants n'avaient pas pu démontrer des effets concrets à leur égard, malgré une plainte pour violation de la liberté religieuse. Il n'est pas certain qu'il en irait de même aujourd'hui, alors que les sociétés se tournent de plus en plus vers la justice pour compenser ce qu'elles estiment être des déficits démocratiq­ues. Le jugement de Strasbourg s'inscrit dans une longue suite d'arrêts défavorabl­es aux politiques climatique­s par les cours suprêmes ou constituti­onnelles, en Colombie, aux EtatsUnis, aux Pays-Bas, en Allemagne. Tout se passe comme si les institutio­ns politiques nationales étant dans l'incapacité de faire face au malaise de civilisati­on, les citoyens se tournent vers la justice pour obtenir une reconnaiss­ance, plus symbolique que concrète, de leurs souffrance­s.

Dans un rapport de 2022, le Sénat français s'inquiétait d'un basculemen­t dans l'équilibre des pouvoirs: le pouvoir politique serait «dépossédé de son pouvoir de décision, et entravé dans sa capacité d'action, par la place prise par les juges nationaux et européens». Face à l'incapacité du système démocratiq­ue et à l'incurie politique, le juge se place en contre-pouvoir au profit des citoyennes et citoyens. Une «judiciaris­ation de la politique» dénoncée par les élus. Car personne, alors, ne limiterait le pouvoir des juges. Juges ou politiques, qui est légitimé à définir ce qu'il en est désormais du bien commun supérieur?

 ?? YVES PETIGNAT ?? JOURNALIST­E
YVES PETIGNAT JOURNALIST­E

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland