En Italie, l’avenir incertain de Stellantis
Des milliers d’employés de l’ancienne Fiat ont participé à une grande manifestation pour soutenir l’usine historique de Turin. Ils craignent que le groupe ne quitte le pays qui l’a vu naître
Ses mains assemblent la structure de l’icône de l’industrie automobile italienne. Gianluca Rindone donne chaque jour naissance à des Fiat 500. Derrière le portail numéro 20 de l’avenue Settembrini, longue de 2 kilomètres et bordée des deux côtés par l’usine Stellantis de Mirafiori, dans le sud de Turin, cet ouvrier d’un peu plus d’une quarantaine d’années «soude les composants servant à monter la carrosserie, détaille-t-il, avant que le futur véhicule ne passe au vernissage et à l’assemblage».
Mais ces prochaines années, son poste de travail n’est pas assuré car il construit une voiture qui ne se vend pas: la version électrique de la célèbre automobile. En 2023, 78 000 modèles sont produits, manquant l’objectif prévu de plus de 40 000 unités. Et cette année, sa production est encore en diminution. L’équipe de Gianluca Rindone construit 220 Fiat 500e par jour. Moins de 50 000 modèles devraient ainsi voir le jour d’ici à la fin de l’année.
Le carrossier a donc décidé de participer à la grève et à la grande manifestation organisée ce vendredi dans la capitale piémontaise pour défendre le maintien de la multinationale en Italie. Les quelque 3 millions de m² dédiés à la création et à la construction de Fiat sont pratiquement déserts. L’arrêt de travail semble être suivi: au-delà du portail 20, quelques voitures seulement sont clairsemées sur un parking presque vide. Les autres places le long de la large avenue aux abords de la structure sont libres. La vue sur les Alpes enneigées, au loin, est dégagée. Les milliers de travailleurs turinois se sont retrouvés 6 kilomètres plus au nord dans le centre-ville, en début de matinée. Ils n’étaient pas descendus dans la rue depuis une quinzaine d’années.
Gianluca Rindone a rejoint ses collègues pour demander à Stellantis et au gouvernement italien de «relancer» la fabrique de Mirafiori. A vingt ans de la retraite, il est las de voir ses mois entrecoupés de semaines de chômage partiel. «Nous demandons de nouveaux modèles à construire, espère-t-il. Nous serions contents même avec une hybride, nous souhaitons une voiture qui coûte peu et qui remplisse la fabrique pour que tout le monde puisse travailler.»
Un fleuron industriel
Un plan de départs volontaires concernant plus de 3000 employés repartis sur neuf sites à travers la Péninsule a pourtant été signé en mars. La moitié concerne la fabrique turinoise de Mirafiori. Ainsi, trois ans après l’intégration de la société Fiat Chrysler Automobiles avec la française PSA au sein de l’holding multinationale Stellantis, composée de 42 000 employés en Italie seulement, les principaux syndicats ont décidé d’occuper le centre du berceau de ce qui fut le fleuron industriel automobile italien durant tout le XXe siècle, aujourd’hui menacé de disparition.
«Cette semaine, le groupe a annoncé la production en Pologne d’une nouvelle Alfa Romeo baptisée Milano, lance Rocco Palombella, secrétaire général de l’UILM, l’union italienne des métallurgistes, l’un des trois principaux syndicats du pays. Nous ne pouvions plus recevoir ce genre de gifle sans réagir.» La marque milanaise est l’une des nombreuses sociétés automobiles composant la galaxie Stellantis.
Le syndicaliste se trouve en tête du cortège avec ses collègues. «Notre secteur vit un moment crucial, ajoute son adjoint, Gianluca Ficco. Si nous ne réagissons pas, les conséquences de la transition énergétique et la baisse de la production nous seront fatales.» Lors des trois premiers mois de 2024, le nombre de voitures produites par Stellantis en Italie a baissé de 9,8% par rapport à la même période de l’an dernier.
En quinze ans, la production des diverses sociétés s’étant succédé a été réduite de moitié, passant de 911 000 unités construites en 2007 à 521 000 en 2023. A titre de comparaison, l’an dernier, l’Allemagne a produit 4,1 millions de véhicules et l’Espagne, où Stellantis investit toujours plus, 1,9 million. Le groupe ne donne aucun signe concret de nouveaux investissements en Italie. Son attention est tournée vers les pays à bas coûts comme, outre l’Espagne, le Maroc, l’Algérie, la Turquie ou encore quelques pays d’Europe de l’Est.
Relancer le site de Mirafiori
Les hurlements des sifflets et le grondement des tambours envahissent vers midi la place Castello, en face du palais royal. Turin est la première capitale de l’Italie unifiée, au milieu du XIXe siècle, avant de devenir quelques décennies plus tard la capitale de l’automobile. «Turin dans la rue avec les ouvriers de Mirafiori», récite cette affichette du Corriere della
Sera posée devant un kiosque, avant de citer le ministre des Entreprises, Adolfo Urso: «Une voiture baptisée Milano ne se construit pas à l’étranger.»
Une dynastie à l’image écornée
Les manifestants veulent se faire entendre aussi par le gouvernement. Ils l’appellent à créer les conditions économiques et financières afin de permettre à Stellantis d’investir davantage en Italie. Début avril, Adolfo Urso a réuni à Rome, plusieurs jours durant, les représentants des syndicats et de la multinationale. «Tous partagent la volonté de relancer le site de Mirafiori dans le but de produire 200 000 voitures par an», a souligné le ministre, avant de demander à Stellantis quand et comment elle entend «atteindre l’objectif du million de voitures produites en Italie tous les ans et quel impact cela aura sur l’emploi».
La Stampa relègue ces nouvelles à la 44e page de son édition de vendredi. Toute la page 5 du quotidien détenu par la famille Elkann, héritiers de «l’avocat» Gianni Agnelli, le patron historique de la Fiat durant une grande partie du XXe, est dédiée à la Fiat Topolino, produite au Maroc. Le journal donne la parole au président de Stellantis, John Elkann. Le petit-fils de Gianni Agnelli et arrière-arrière-petit-fils de Giovanni Agnelli, fondateur de la Fiat et sénateur du royaume d’Italie, affirme que sa société se porte «bien». Il ajoute qu’Exor, la holding familiale, a réalisé l’an dernier des bénéfices de plus de 4 milliards d’euros.
«Nous demandons de nouveaux modèles à construire»
«Avec les Agnelli, l’entreprise ne serait pas plongée dans une telle crise, assure Antonio Parisi, journaliste auteur d’une biographie dédiée à la dynastie industrielle plus fameuse d’Italie. Les Italiens comme les ouvriers aimaient les Agnelli, surtout «l’avocat» Gianni Agnelli, qui pouvait tout se permettre. Il était adulé comme s’il était le roi d’Italie et pouvait décharger les pertes et les difficultés de l’entreprise sur l’Etat.»
Aujourd’hui, ses descendants sont pris dans des litiges de successions. La famille est par ailleurs embourbée dans des scandales de fraude. L’image et la réputation de la dynastie turinoise, associée depuis toujours à la Fiat, est écornée. Au XXe, les Agnelli étaient la famille la plus puissante de la péninsule. Elle avait participé aux efforts de guerre lors des deux conflits mondiaux avant de produire des voitures devenues des symboles de la dolce vita. Aujourd’hui, elle n’a plus le soutien de ses employés, descendus dans la rue pour la première fois depuis le début des années 2010, lorsque Stellantis s’appelait encore Fabbrica Italiana Automobili Torino.
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