L’année des cigales méduse les Etats-Unis
A l’est du pays, certains cicadidés ne sortent du sol que tous les treize ou dix-sept ans pour se reproduire. Dans quelques semaines, deux importantes populations émergeront en même temps, une rare coïncidence qui promet d’être spectaculaire
La dernière fois qu’un tel événement s’est produit, le président des Etats-Unis s’appelait Thomas Jefferson – c’est dire. Comme en 1803, deux des 15 populations de cigales périodiques recensées aux EtatsUnis, celles baptisées «couvains XIX et XIII», vont sortir de terre et gagner les arbres pour se reproduire. «Il est difficile de connaître leur nombre exact, souligne John Cooley, entomologiste à l’Université du Connecticut, mais on s’attend cette année à un ou plusieurs milliers de milliards d’insectes.»
Avec une concentration impressionnante: des recensements ont montré qu’un seul hectare boisé peut abriter plus de 2,5 millions de cigales, soit 250 au mètre carré! Toutes couvées confondues, ces insectes vivent dans une grande partie des Etats-Unis, sur une vaste région qui s’étend de l’Illinois à la Louisiane du nord au sud, et – d’ouest en est – du Texas au Connecticut. L’événement est attendu pour la fin d’avril ou le début du mois de mai, un peu plus précocement au sud qu’au nord.
Des années de maturation pour une courte vie adulte
Contrairement aux cigales qui peuplent la majeure partie du globe, dont le cycle de reproduction est annuel, les sept espèces connues du genre Magicicada ne se reproduisent que tous les treize ans pour les unes ou dixsept ans pour les autres. Elles passent donc le plus clair – obscur! – de leur temps à l’état de larves enfouies sous terre, à près de 60 centimètres de profondeur. Elles n’en sortent que le moment venu, quand le sol s’est suffisamment réchauffé – signe que les arbres ont retrouvé la quasi-totalité de leur feuillage. Les cigales se hissent alors lentement le long des troncs, muent une dernière fois puis patientent quelques jours le temps que leur exosquelette et leurs ailes se rigidifient. Ensuite commence le chant des mâles qui donne le top départ des parades nuptiales. Au bout de quelques semaines, les femelles pondent sur les branches. Aucun adulte ne survivra à l’été. Les Magicicada sont des étoiles éphémères: elles ne vivent que quelques semaines de lumière pour treize ou dix-sept années d’obscurité!
Déferler pour la survie du groupe
Sous terre, les lymphes de Magicicada sucent les racines des arbres pour pourvoir à leur lente croissance. Par chance, les adultes une fois sortis ont perdu l’appétit, ils se contentent de s’hydrater. Ils ne dévastent donc pas les feuillages, nul besoin d’aspersion d’insecticide. «Ce ne sont pas des ravageurs même s’il y a quelques dégâts dans les vergers ou les jardins, car le poids des oeufs peut casser les plus fines branches sorties au printemps», résume John Cooley. A ceux qui seraient inquiets pour l’esthétique de leur végétation, il suffit d’emballer les extrémités d’un tulle…
Au cours de sa vie fugace au grand jour, la femelle pond en effet jusqu’à 600 oeufs par paquets de 20. Ceux-ci éclosent en six à dix semaines, puis les larves tombent au sol et s’enfouissent pour entamer leur longue destinée souterraine.
La sortie concomitante des couvains XIX et XIII revêt une telle importance cette année que Gene Kritsky, entomologiste émérite à l’Université Mont Saint-Joseph de Cincinnati (Ohio), lui a consacré un livre de 163 pages! «C’est le second d’une série que je compte bien poursuivre, sourit le chercheur, qui travaille sur ces cigales depuis… cinquante ans.
J’y raconte ce que l’on sait de leur biologie et détaille toutes les émergences recensées depuis 1803, à partir de coupures de journaux, de lettres et d’articles scientifiques. J’ai pu compiler plus de 7000 références historiques.»
Pour ces insectes, dont les oiseaux sont friands, cette émergence synchronisée, qui s’étale néanmoins sur plusieurs semaines, serait un moyen de submerger les prédateurs. «Imaginez que des milliards de carrés de chocolat suisse apparaissent dans les arbres, nous n’arriverions pas à tous les manger, rigole Gene Kritsky. Le surnombre est une stratégie très efficace pour la survie d’une espèce sujette à la prédation.»
«On s’attend cette année à un ou plusieurs milliers de milliards d’insectes» JOHN COOLEY, ENTOMOLOGISTE À L’UNIVERSITÉ DU CONNECTICUT
Reste à comprendre les raisons qui ont conduit les Magicicada à adopter un cycle de reproduction aussi long. Il existe, hors des Etats-Unis, quelques espèces d’insectes périodiques comme la «cigale coupe du monde», dans le nord-est de l’Inde. «Elle a été surnommée ainsi parce que son émergence, tous les quatre ans, se produit avant chaque édition de la compétition de football», glisse Gene Kritsky.
L’une des hypothèses sur la table est qu’il s’agirait d’une adaptation aux cycles de glaciation et de déglaciation qui se sont succédé depuis la nuit des temps. «Il n’y avait pas de Magicicada dans l’ouest de l’Ohio il y a 20 000 ans, raconte Gene Kritsky. La région était recouverte d’une calotte glaciaire. On peut penser que la durée de leur cycle s’était alors progressivement allongée pour s’adapter au refroidissement du climat. Puis, quand celui-ci a commencé à se réchauffer, les arbres ont reconquis les paysages et les cigales sont revenues. C’est ce qui est passionnant dans ces recherches: elles mêlent la biologie, l’entomologie mais aussi l’histoire et la géologie.»
Cette hypothèse sur les glaciations ne convainc pas John Cooley: «Il y en a eu en Europe [il y a 20 000 ans, la calotte recouvrait tout le nord du continent et même l’Ecosse ainsi qu’une grande partie de l’Angleterre et de l’Irlande, ndlr] et il n’y a pas de cigales périodiques sur votre continent. En Amérique du Nord, on dénombre 200 espèces de cigales, mais sept seulement sont périodiques.»
Le mystère des nombres premiers
Autre question qui tarabuste les chercheurs, même si l’évolution fourmille d’applications des mathématiques: pourquoi la durée de cycle des Magicicada correspond-elle à de tels nombres premiers? Pour Gene Kritsky, la raison pourrait être de prévenir l’hybridation. Avec leur cycle de treize et dix-sept ans, les couvains XIX et XIII ne peuvent se rencontrer que tous les 13 fois 17, soit 221 ans! A supposer d’ailleurs qu’ils se croisent réellement au cours de leurs rares émergences communes. «Les scientifiques ont consacré beaucoup d’efforts à cartographier les différents couvains depuis des décennies, souligne John Cooley. Et on constate que s’il y a un recouvrement géographique lors des convergences, celui-ci est d’ampleur dérisoire. Personne ne peut faire la différence entre ces insectes, tant ils se ressemblent. Ni nous, ni les cigales elles-mêmes.»
Il pourrait donc y avoir accouplement de deux insectes de cycles et d’espèces différents? Dans ce cas, quel serait le rythme, le cycle, de leur progéniture?
«La littérature scientifique disponible suggère que des hybrides adopteraient l’un ou l’autre des cycles, autrement dit treize ou dix-sept ans; cela ne créera probablement pas un nouveau couvain comme on peut parfois le lire ici ou là, répond John Cooley. Peut-être qu’ensuite la seconde ou la troisième génération de ces hybrides pourrait préférer un tempo différent. Mais ce sera très difficile à observer puisqu’on a du mal à définir les zones de recouvrement géographique où l’hybridation a pu éventuellement se produire!»
Quel impact du réchauffement climatique?
En l’an 2000, rappelle Gene Kritsky, des cigales ont émergé, qui devaient en principe le faire quatre ans plus tard, en vertu de leur cycle de dix-sept ans. Une erreur d’horloge biologique interne? «Cela s’est produit en cinq endroits, explique le scientifique. Il y en a eu alors suffisamment pour qu’une partie échappe à la prédation, chante, se reproduise et dépose des oeufs. On se demandait alors si ces insectes réapparaîtraient au bout de dixsept ans, ou quatre ans plus tôt comme leurs parents. Si quelques centaines sont bien sorties en 2013 – trop peu pour échapper à la prédation et donc sans descendance –, la majorité d’entre elles ont bien émergé en 2017 et ont pu se reproduire. Nous aurons, en 2034, des indices de l’éventuelle permanence de cette nouvelle population.»
Pour Gene Kritsky, cet exemple – comme d’autres – laisse penser qu’une accélération du cycle serait engagée. John Cooley répond qu’il est encore trop tôt pour les certitudes. «Nous ne savons pas si ces insectes qui ne respectent pas le cycle de leur ascendance sont des cas isolés ou une véritable population qui ira grandissant. C’est possible. Mais cela pourrait tout aussi bien être un meilleur signalement de ces «vagabonds», grâce à internet, qui ne seraient pas plus nombreux mais simplement mieux recensés.» De même, si la capacité des Magicicada à s’adapter au changement climatique ne fait aucun doute, puisqu’elles ont survécu aux glaciations, le recul n’est pas suffisant pour comprendre comment. «Chaque émergence d’un couvain ne nous donne qu’un point de mesure, ensuite il faut attendre la suivante, c’est parfois frustrant», concède John Cooley.
En attendant, les premiers signes du cru 2024 sont là: les arbres semblent avoir moins poussé l’an dernier – signe d’un appétit décuplé des larves en sous-sol – et des sondages récents du sol montrent que la première étape de cet étrange passage à l’âge adulte a commencé: les larves sont remontées à 20 cm de la surface pour être prêtes le jour J. Quand la température atteindra 17,9 °C à cette profondeur, et sans doute après une petite pluie printanière, ces animaux drapés de leurs mystères entameront l’épisode le plus court de leur longue vie. Les applications de sciences participatives – telle Cicada Safari sur iOS ou Android – sont prêtes.
Avouons-le, nous ne sommes pas éternels: notre âge ne nous concède qu’une infime probabilité d’assister à l’avatar le plus spectaculaire des essaims de Magicicada: «En 2076, il y aura coïncidence entre les deux couvains les plus importants, le XIX et le XIV. Mais il vous faudra être patient et en vie», s’amuse John Cooley. Selon lui, si les insectes sont bien au rendez-vous cette année-là, le compteur pourrait alors atteindre mille milliards de mille cigales!
■