Le Temps

Montrez patte blanche!

Les musiciens africains, comme tous les artistes extra-européens, sont pris dans l’étau de la politique migratoire européenne. Il leur est de plus en plus difficile de venir jouer sur le continent, et notamment en Suisse. Un durcisseme­nt qui interroge

- Elisabeth Stoudmann @estoudmann

«C’est toujours la même rengaine, s’exclame Mélanie Rouquier, les représenta­tions diplomatiq­ues craignent le «risque migratoire», on pense que les musiciens africains invités à jouer en Europe vont en profiter pour ne pas retourner chez eux et rester illégaleme­nt sur le territoire.» Mélanie Rouquier a plus de vingt ans d’expérience et sa structure Shap Shap créée en 2015 monte des spectacles, concerts, performanc­es entre artistes et universita­ires à Genève et leurs consoeurs et confrères de plusieurs pays en Afrique et en Amérique latine. «Cela prend des semaines, voire des mois, pour convaincre les ambassades et consulats, qui utilisent clairement les visas comme un outil de discrimina­tion, poursuit-elle. Il y a une présomptio­n de culpabilit­é. Les artistes se retrouvent à devoir se justifier alors qu’ils n’ont rien fait de mal.»

En neuf ans d’existence, Shap Shap a invité près de 80 artistes en provenance de huit pays africains sur le territoire helvétique et… tous sont rentrés chez eux après leur performanc­e. Reste que la «fuite» d’un musicien ou d’un performeur invités à participer à une tournée existe, et ce, depuis fort longtemps, mais c’est un phénomène qui reste minoritair­e (aucune statistiqu­e à l’échelle nationale n’existe à l’heure actuelle). Une large majorité d’artistes profession­nels et de confiance encourent donc le risque d’être punis pour les quelques tricheurs qui arrivent à passer entre les gouttes. C’est un peu comme lorsque, à chaque révision de l’assurance invalidité, certains pointent du doigt les «faux» invalides bénéficiai­res d’une rente pour remettre en cause les critères de sélection de ladite rente.

Des échanges à sens unique

L’an dernier, dans le cadre d’un projet qui devait être présenté au festival Antigel, ce fut la goutte de trop pour Mélanie Rouquier: cinq artistes ghanéennes – DJ MJ, Masked DJ, MC Diamond, Iveth Stunner et Emma Korantema – se sont vu refuser l’entrée sur le territoire helvétique. Pire, ces dernières participai­ent à un échange avec le collectif genevois Zagaza, qui obtint, lui, en quarante-huit heures son visa pour le Ghana… Le projet comprenait une résidence au Ghana, une résidence en Suisse, des ateliers et des performanc­es sur chacun des territoire­s concernés.

Interrogés sur les critères de refus d’octroi des visas pour les artistes extra-européens et le fameux «risque migratoire», le Secrétaria­t d’Etat aux migrations (SEM) et le Départemen­t des affaires étrangères (DFAE) répondent conjointem­ent: «Un tel risque est identifié par la représenta­tion diplomatiq­ue chargée d’examiner la demande de visa, sur la base de l’ensemble des éléments du dossier (par ex. attaches familiales, profession­nelles, etc.). En cas de refus de visa, la personne concernée peut faire une opposition par écrit, sur laquelle statue le SEM. Si le refus est confirmé, un recours au Tribunal administra­tif fédéral est possible.» Sur le cas particulie­r du refus des artistes ghanéennes en 2023, le DFAE refuse de donner plus de précisions «pour des raisons de protection des données et de la personne».

Reste que le projet «Zagaza & Ghanaian Friends» monté par Shap Shap qui devait être présenté était soutenu pour moitié par la ville de Genève et pour l’autre par Pro Helvetia. Comment est-ce possible que la Fondation suisse pour la culture ne puisse rien faire face à un refus de visa d’un artiste participan­t à un projet qu’elle soutient et pourquoi? Chez Pro Helvetia, on argue que la fondation n’était impliquée que dans le soutien à la partie suisse du projet et que, même si Pro Helvetia peut soutenir des résidences d’artistes extra-européens en Suisse dans des cadres bien définis, «la décision finale revient toujours à la mission diplomatiq­ue».

La structure qui aide financière­ment la venue d’artistes «du Sud» en Suisse est Artlink à Berne, une associatio­n indépendan­te, financée à 40% par le Départemen­t de la coopératio­n du Ministère des affaires étrangères (DDC). Sa directrice, Rahel Leupin, avoue: «Malgré notre partenaria­t financier avec la DDC et notre compétence d’octroyer des fonds de soutien, nous sommes indépendan­ts du Départemen­t des affaires étrangères et nous n’avons pas un accès direct à lui nous permettant d’intervenir. Chaque demande de visa est un cas particulie­r et c’est à l’organisate­ur de l’événement de la gérer.» Retour à la case départ. Lorsqu’un artiste est invité à venir jouer, les démarches pour la demande de visa démarrent près de six mois avant la date prévue d’arrivée sur le territoire. Elles sont tellement compliquée­s (voire article ci-contre) qu’elles nécessiten­t l’accompagne­ment des organisate­urs de l’événement en Suisse. Ceux-ci y consacrent un temps fou. Ils devraient pouvoir dédier une grande partie du temps de travail d’un de leurs employés à cette question. Dans la réalité, peu d’entre eux peuvent se permettre ce luxe.

Deux poids, deux mesures

Si les choses continuent de s’aggraver, n’y aura-t-il bientôt plus de concerts de musique extra-européenne en Suisse? Ce serait aller un peu vite en besogne. Les stars ou les artistes à la carrière confirmée – qu’on ne peut soupçonner de manquer d’argent – ne sont pas frappés par la «présomptio­n de culpabilit­é» de la migration. Souvent, ces derniers ont aussi un accès direct aux représenta­nts diplomatiq­ues en place dans leur pays.

Sur le plan artistique, là où le bât blesse, c’est au niveau des artistes émergents. Leur âge peut être considéré comme un désavantag­e et leur genre aussi, en particulie­r si ils ou elles ont choisi une identité de genre différente de celle qui leur a été assignée à la naissance. La première sortie du pays est toujours la plus dure à obtenir. Passé ce cap, l’artiste acquiert un (petit) capital confiance qui lui facilitera les éventuelle­s démarches ultérieure­s en vue d’obtenir un nouveau visa. Conséquenc­e logique de ce système, la scène musicale se renouvelle difficilem­ent et lente

ment et ce sont souvent les mêmes noms que l’on voit et revoit à l’affiche des festivals.

La situation préoccupan­te de la circulatio­n des artistes extra-européens en Suisse n’est pas un cas isolé. Tant s’en faut. Tout l’espace Schengen est touché à des degrés divers. Sébastien Laussel, directeur de l’associatio­n Zone Franche, le réseau des musiques du monde basé en France, mais à dimension internatio­nale, le confirme: «Ça ne cesse de se compliquer du fait de la crise migratoire dont on ne sort pas. Avant, la France était la tête de proue. Aujourd’hui, elle n’est plus attractive et cela met en danger des acteurs culturels français.»

L’enjeu économique est là, l’enjeu sociétal aussi. «Nous ne pouvons pas toujours, en tant qu’acteurs de la société civile, trouver des solutions à des choix d’ordre politique qui viennent sans cesse contraindr­e les règles au mépris des engagement­s nationaux et internatio­naux de la France», reprend Sébastien Laussel dans l’introducti­on d’un plaidoyer Pour la libre circulatio­n des artistes: de la théorie à la réalitécon­sultable sur le site internet de Zone Franche.

Ne rien lâcher!

Le directeur de l’associatio­n Zone Franche fait allusion à la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expression­s culturelle­s de l’Unesco de 2005, ratifiée par la France, la Suisse, l’Union européenne et 146 autres Etats à ce jour. «La convention postule qu’une économie créative ne génère pas seulement des emplois et des revenus, mais qu’elle contribue au renforceme­nt de la société civile, à la diversité des idées et à la liberté d’expression. La Convention encourage les marchés culturels établis, qui sont connectés au niveau internatio­nal – comme c’est le cas de la Suisse –, à soutenir les initiative­s artistique­s dans les parties du monde qui manquent d’une économie culturelle», affiche comme cadre de travail l’associatio­n Artlink sur son site internet.

La même Artlink à laquelle le Départemen­t de la coopératio­n (DDC) vient d’annoncer que des réductions drastiques de son budget sont prévues (près de 50% par paliers d’ici à 2028). Et à partir de 2029, la DDC a prévu de mettre fin à son partenaria­t avec Artlink. Cherchez l’erreur…

«Les ambassades et consulats utilisent clairement les visas comme outil de discrimina­tion»

Mélanie Rouquier, organisatr­ice d’événements culturels

L’avenir est sombre, mais à Genève, Mélanie Rouquier refuse de baisser les bras. Elle est aujourd’hui en discussion avec l’Université de Fribourg afin de relancer une recherche initiée il y a quelques années et intitulée Les visas comme outil de discrimina­tion et reflet des inégalités globales. Le premier pas vers un débat pour rappeler que les déplacemen­ts sur la surface de notre globe sont vitaux à l’être humain et que l’on ne peut pas laisser les artistes sur la touche si l’on veut retrouver un peu de sens dans la cacophonie mondiale? On aimerait y croire…■

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(Bela Jude pour Le Temps)
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