Le Temps

La demande de visa, un parcours du combattant La fabrique des succès de la sono mondiale

En 1994, le triomphe de «Seven Seconds», le tube de Youssou N’Dour et de Neneh Cherry, témoigne d’un engouement durable pour les sonorités d’Afrique. Paris fait alors figure de plaque tournante de la création

- Juliette De Banes Gardonne @JuliettedB­g

Lorsqu’un artiste africain est invité en Suisse ou en Europe, il a intérêt à s’armer de patience, à avoir une jolie petite réserve financière et des connaissan­ces juridiques et économique­s… Il doit tout d’abord prévoir un budget de 150 à 200 francs suisses uniquement pour les frais de visa et d’assurances de voyages. A cela s’ajoute, si l’ambassade ne se trouve pas dans son lieu de résidence, des frais de transport. Dans certains pays, comme au Mali et au Burkina Faso, il n’y plus d’ambassade de Suisse mais seulement des agences consulaire­s. Dans ce cas, l’artiste en question doit donc parfois envisager un déplacemen­t internatio­nal, en l’occurrence en direction de la Côte d’Ivoire ou du Sénégal. Pour avoir un ordre de grandeur, le salaire mensuel moyen au Mali est évalué à environ 100 francs suisses.

En Algérie, en Egypte, au Ghana, au Maroc, en Afrique du Sud, en Tunisie, au Zimbabwe, le Départemen­t fédéral des affaires étrangères (DFAE) collabore avec des prestatair­es de services externe pour la prise de rendez-vous, ce qui peut occasionne­r un marché noir difficilem­ent contrôlabl­e. Quant aux justificat­ifs de revenus que l’ambassade peut demander en complément (par exemple des fiches de salaire), ils sont souvent incompatib­les avec un système qui fonctionne encore bien souvent sur place selon les règles de l’économie informelle.

Faire une demande de visa pour une tournée de concerts sans soutien ou réseau relève donc du parcours du combattant et son taux de réussite potentiel avoisine zéro. Ce sont donc aux structures hôtes en Suisse qu’incombe la délicate tâche de facilitati­on et de financemen­t de la demande. E. S.

Souvenez-vous, c’était en 1994. Une sucrerie musicale en forme de ballade pop lascive, débutant par une strophe en wolof, s’invitait dans nos postes. Seven Seconds, duo d’un jour entre le chanteur sénégalais Youssou N’Dour et Neneh Cherry, chanteuse suédoise et bellefille du légendaire trompettis­te américain Don Cherry, se hissait pendant des semaines à la cime de tous les hit-parades. Neneh Cherry et Youssou N’Dour récoltaien­t dans la foulée sept disques d’or avec un single vendu à près de 2 millions d’exemplaire­s.

Un marché en effervesce­nce

Déjà identifié comme un ambassadeu­r des musiques africaines depuis plusieurs années, Youssou N’Dour bâtissait un pont supplément­aire entre l’Afrique et l’Occident, alors que le marché des musiques du monde était en pleine effervesce­nce. Trente ans après, ce tube, tel un baromètre, témoigne de ces premiers succès internatio­naux de la sono mondiale.

C’est à cette époque que Paris s’impose comme la capitale des «musiques du monde». Un moteur puissant dans la diffusion, la production et la promotion des musiques africaines. Sur le devant de la scène, une flopée d’artistes comme le Camerounai­s Manu Dibango, le Malien Salif Keita, le Guinéen Mory Kanté, la Béninoise Angélique Kidjo, le Zaïrois Papa Wemba, la Cap-Verdienne Cesaria Evora espéraient les faveurs du public français comme un sésame pour percer sur les scènes du monde. «Malgré la renommée qu’ils ont pu acquérir, ces artistes ont tout de même dû compter sur la communauté des diasporas pour subvenir à leurs besoins au quotidien», nuancera le journalist­e François Bensignor, cofondateu­r du réseau des musiques du monde Zone Franche, dans son livre Paris-Afrique 80’s.

L’arrivée de ces premières musiques africaines en Europe de l’Ouest est clairement corrélée aux indépendan­ces des pays africains. En 1970, le chanteur Tabu Ley Rochereau diffuse pour la première fois Fétiche, tube de la rumba congolaise, dans une salle de music-hall française, avant son intronisat­ion à l’Olympia. «Dix ans avant l’explosion qui portera les musiques africaines à la connaissan­ce des Européens, l’industrie culturelle française s’ouvre aux ressortiss­ants des anciennes colonies», analyse ainsi la chercheuse Arielle Nganso dans son ouvrage La Fabrique de la sono mondiale. Des musiques africaines face à l’impérialis­me culturel.

Les journalist­es, apôtres des musiques du monde

Le succès de Tabu Ley Rochereau ouvrira ainsi la brèche aux musiques africaines. Pratiqueme­nt au même moment, Manu Dibango enregistre Soul Makossa (1972), un succès au départ mitigé en France, qui reviendra comme un boomerang dans l’Hexagone par l’intermédia­ire des DJ d’outre-Atlantique. «Quand les Noirs américains sont venus chercher de la musique en France dans les petits labels, il y avait ce 45 tours», expliquait Manu Dibango quelques années avant son décès. Le succès du titre permit à Manu Dibango de partir pour la première fois en tournée américaine, et de se faire piller sa chanson, dix années plus tard, par Michael Jackson, dans son Wanna Be Startin’ Something.

Dans cet écosystème en pleine émulation, les journalist­es jouent les passeurs et les apôtres, en participan­t activement à la circulatio­n de ces musiques. Le quotidien Libération et le magazine Actuel (aujourd’hui disparu) en tête de proue. Dans ce magazine mensuel fondé en 1967 par Jean-François Bizot, pionnier et visionnair­e qui mit Radio Nova sur les ondes, l’Afrique va prendre une importance croissante. «C’est le continent de la résurrecti­on», selon la formule d’un autre pionnier, Patrice Van Eersel. C’est à ce même Van Eersel que l’on devra le terme de «sono mondiale», expression inventée pour parler des musiques qui ne sont ni de France, ni du monde anglo-saxon. Ces sonorités dont l’authentici­té est difficile à penser, tant les transferts sont nombreux entre l’Afrique, l’Amérique et l’Europe.

De la plume au sillon, plusieurs journalist­es se lancent dans la production comme Jean-François Bizot au sein du label Celluloïd ou Martin Meissonnie­r, journalist­e à Libération devenu producteur du roi de l’afrobeat: Fela Kuti.

Et ces nouveaux labels signeront tous les grands: Salif Keita, Mory Kanté, Touré Kunda… Parler de l’Afrique au cours de ces années relève néanmoins «d’un exotisme branché et le discours sur les musiques et danses africaines ne s’émancipe pas toujours de l’héritage colonial», remarque la chercheuse Arielle Nganso. Car dans cette fabricatio­n du goût européen pour les musiques du monde, la subjectivi­té de ces producteur­s et journalist­es joue un rôle crucial dans les tendances musicales mises en lumière qui participer­a à construire l’histoire de la réception internatio­nale de ces musiques.

Les djembés place de la Bastille

L’arrivée de François Mitterrand en 1981 signe une nouvelle étape dans l’histoire de cette sono mondiale, avec la promesse de lendemains qui vont chanter encore plus fort. Si les djembés font leur apparition du côté de la place de la Bastille, il faudra patienter un septennat pour que les frères Touré Kunda soient conviés sur la scène officielle, le jour de la réélection de François Mitterrand. Signée chez Celluloïd, leur chanson Em’ma sonne le coup d’envoi d’une décennie où Paris va vibrer aux ondulation­s de la sono mondiale. Pour Martin Meissonnie­r, c’est le concert de Fela Kuti à l’Hippodrome de Paris en mars 1981 qui marque ce tournant. «Pour la première fois, un artiste africain remplissai­t un tel lieu avec un public mélangé grâce à une médiatisat­ion qui touchait toute la presse… Ça dépassait les communauté­s et même les amateurs de musique», déclarait-il à Libération en 2018.

Vers la fin de la décennie, la croisade pour la sono mondiale lancée par Jean-François Bizot finira par attiser l’intérêt des majors Sony et Universal, qui chercheron­t à attirer dans leur catalogue les chanteurs africains, non sans douleur, comme le signale encore la chercheuse Arielle Nganso: «Les musiciens vivent leurs succès comme la conséquenc­e d’une transforma­tion de leur africanité, qui s’accompagne de la sensation d’être aspirés par un show-business français impitoyabl­e lorsqu’il s’agit de gommer ce qui a jusque-là constitué l’identité musicale de leurs chansons.» Tabu Ley Rochereau expliquait d’ailleurs au magazine Bingo: «Les Européens ne voient la musique africaine qu’à travers les musiciens de la diaspora, ceux que nous appelons les assimilés. Ils font de la musique avec l’esprit de l’Europe. Plus on reste en Europe, plus le métissage va vers le blanc.»

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