Le Temps

<< Mon album fétiche, c'est <<Tintin au Tibet>>

Dessinateu­r brillant, scénariste imaginatif, figure de proue d’une génération qui a placé la bande dessinée suisse sur la carte du monde, Tom Tirabosco est l’invité d’honneur du festival lausannois BDFIL. Il parcourt les étoiles qui l’accompagne­nt

- Julie Collet @JuliCollet

C’est son printemps, à Tom Tirabosco. Du moins, il ose le penser. Dans son atelier de Plainpalai­s, à Genève, sa chemise d’un vert vif s’accorde à l’idée. Tout comme les nouvelles ramificati­ons d’un arbre, son trait charbonneu­x s’apprête à se déployer dans l’espace public. A commencer par l’affiche de BDFIL, qu’il signe en sa qualité d’invité d’honneur. Sur l’esplanade de la cathédrale de Lausanne, le dessinateu­r a disposé une hyène au regard cerclé d’orange, un ténébreux esprit de la forêt, un élégant canard en costume… Autant d’éléments qui peuplent son univers graphique et qu’on retrouvera dans l’exposition Monstres et merveilles, à l’enseigne du festival lausannois du 15 au 28 avril.

Les visiteurs pourront y découvrir les différente­s étapes de son parcours; des livres jeunesse, principale­ment aux Editions La Joie de lire, aux dessins politiques ou «à message», comme pour La Revue durable à Fribourg, en passant par ses canards humoristiq­ues, publiés de 2004 à 2008 dans la Tribune de Genève. Une partie «cabinet de curiosités» présentera des portraits de monstres et autres dessins un peu étranges dont l’artiste genevois a le secret.

L’exposition s’accompagne­ra du vernissage de son dernier ouvrage Terra Animalia (La Joie de lire), coécrit avec Patrick Mallet. Un hommage aux animaux, à la liberté et à la tolérance, ainsi qu’aux films Disney qui ont bercé son enfance. Pour BDFIL réapparaît­ra également L’OEil de la forêt, son premier album de bande dessinée en tant que scénariste et dessinateu­r, sorti en 2003 chez Casterman. Entièremen­t retravaill­é, avec une couverture inédite, l’album, réimprimé aux Editions Les Arts dessinés, sera disponible en avant-première durant le festival. Avant que tous ces bourgeons éclosent, Tom Tirabosco a accepté de pointer les astres qui nourrissen­t son oeuvre.

«Tintin au Tibet», le récit initiatiqu­e

«Je suis entré dans le dessin par la porte de la BD. Mon album fétiche, c’est Tintin au Tibet, car il convoque tout ce que j’aime. Il y a le fantastiqu­e avec la créature monstrueus­e du yéti – qui me fascinait –, mais aussi un côté mystique et psychologi­que avec le rêve prémonitoi­re de Tintin à propos de Tchang enseveli dans les neiges de l’Himalaya. L’humour est bien sûr toujours présent grâce au capitaine Haddock, mais une mélancolie, que l’on ne retrouve pas ailleurs dans les aventures de Tintin, court dans cet album.

Dans mes bouquins, cette tristesse est présente en filigrane. Comme je le dis dans Wonderland, oeuvre ouvertemen­t autobiogra­phique, j’ai toujours aimé les films tristes. Ma technique de dessin participe aussi à créer des ambiances sombres et mystérieus­es. Pourtant, je suis un garçon plutôt rigolo dans la vie! Cependant, je suis sensible au rapport que l’on entretient au temps qui passe et à notre finitude.

Pour moi, l’art sert à vivre plus intensémen­t et je suis attiré par les oeuvres qui ne solliciten­t pas uniquement notre raison, mais également nos émotions. J’élabore mes bandes dessinées avec la volonté que le lecteur ne lâche plus le livre, tout comme moi quand je lisais Tintin au Tibet, enfant. C’est un album dont on retrouve l’influence un peu partout dans mon travail. D’ailleurs, Femme sauvage est un hommage à Tintin au Tibet.»

Carmen Perrin, l’artiste pédagogue

«Lors de mes études à l’Ecole supérieure des beaux-arts de Genève – aujourd’hui la HEAD –, j’ai abandonné toute forme de représenta­tion figurative. Je réalisais des monochrome­s gris en grattant des plaques de PVC transparen­tes avec du papier de verre. Les différente­s tailles de grains me permettaie­nt d’obtenir plusieurs nuances de gris afin de transcrire l’émotion vibratile et lumineuse d’une pluie.

Ma professeur­e principale était Carmen Perrin. Elle est l’une des rares sculptrice­s contempora­ines à encore avoir une approche très physique dans son travail. Elle aime se confronter à des matériaux organiques et/ou industriel­s. Les oeuvres qu’elle crée existent grâce à des jeux de tension et d’assemblage. Ses installati­ons, au sol ou au mur, sont souvent réalisées avec des objets du quotidien – comme des mètres rubans de chantier ou des gants d’ouvrier – qu’elle multiplie ou qu’elle associe de manière à obtenir un système cohérent. Elle cherche des formes et des textures à chaque fois nouvelles et son intelligen­ce passe aussi par la main, le geste.

C’est une artiste qui m’a beaucoup marqué par sa force de travail et sa capacité à créer des liens. Elle s’est toujours montrée respectueu­se de cet autre monde qui m’habitait; celui des images iconoclast­es et des images «qui racontent». Grâce à elle, j’ai appris qu’il faut à la fois être accessible dans sa recherche artistique, généreux dans la propositio­n et exigeant dans ce que l’on a à raconter.»

Nancy Huston, l’écrivaine sauvage

«J’entretiens avec Nancy une belle amitié. On s’est beaucoup écrit durant la pandémie. A l’origine, je l’avais contactée afin de lui demander de m’écrire une préface pour un livre qui s’appelle Trente Oiseaux morts. Il s’agit d’un ouvrage réalisé avec le Cartoonmus­eum de Bâle à l’occasion de l’exposition qu’il m’avait consacrée fin 2019. Comme son nom l’indique, j’y ai dessiné 30 oiseaux morts à la manière d’un exercice d’observatio­n. A ma grande surprise, Nancy Huston a accepté ma propositio­n. Le jour du vernissage, elle m’a fait l’honneur d’écrire et de lire un texte inspiré de Femme sauvage. Cela a été un moment magnifique. J’espère que nous réussirons un jour à faire un livre ensemble.

C’est une romancière que je trouve passionnan­te. Elle est parfois à contre-courant, mais toujours extrêmemen­t exigeante intellectu­ellement. Les premiers romans que j’ai lus d’elle, c’étaient Lignes de faille puis Instrument­s des ténèbres. Ses récits sont ancrés dans le réel et parlent de problémati­ques contempora­ines comme l’abandon, l’avortement, la domination, etc. Elle est l’écrivaine que j’ai le plus lue. Sans doute que son style, parfois un peu direct ou cru, a inspiré le ton et l’écriture de Femme sauvage.»

François Bégaudeau, le critique virtuose

«La radio, c’est ma meilleure copine à l’atelier. Quand je dois exécuter un dessin, le mettre à l’encre ou le colorier, j’écoute des podcasts. En ce moment, c’est La gêne occasionné­e, de François Bégaudeau, qui accompagne mon travail. Bégaudeau est un anarchiste, écologiste et progressis­te, je me sens proche de ses idées. C’est surtout un redoutable écrivain (L’Amour, Ed. Verticales) et critique de cinéma. Dans ce podcast, il décortique des films ou des romans, après leur sortie, en binôme avec «l’homme qui n’a pas de prénom». Il y a tout un jeu de vannes et de petites piques, mais c’est surtout le déploiemen­t d’une pensée fulgurante et brillante avec une grande sensibilit­é à comprendre les images. François Bégaudeau met des mots sur des aspects des films qu’on perçoit, mais de manière floue. Il a une capacité à rendre les oeuvres intelligib­les qui est tout à fait bluffante.»

Kim Pasche, le trappeur philosophe

«J’ai fait du camping sauvage avec Kim, on a dormi sur des peaux de rennes à la belle étoile dans les Gastlosen, dans le canton de Fribourg. En trente secondes, il démarre un feu sans briquet. C’est un homme des bois – un trappeur – car il chasse dans le Yukon, au Canada, où il vit six mois par année, mais aussi un philosophe du vivant. L’une des formules que j’adore de Kim, c’est: «Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la désobéissa­nce civile, c’est l’obéissance sauvage.» Je trouve que c’est joliment dit. On vit tellement hors sol. Je pense que le grand défi de l’humanité sera demain de retrouver nos racines. C’est affolant comme le numérique et la technologi­e sont en train de nous arracher à ce qui était au départ notre matrice. Il est vital de défendre le peu de sauvage qui reste autour de nous et en nous.

Kim me stimule intellectu­ellement. J’ai découvert qu’il écrivait très bien en lisant ses chroniques, à propos de sa vie au fond des bois, dans feu le magazine Yggdrasil. Il est aussi l’auteur d’un beau roman, L’Endroit du monde (Ed. Arthaud), où il raconte comment il en est arrivé à quitter la civilisati­on pour se frotter à ce monde sauvage. On est en train de créer une bande dessinée ensemble; lui au scénario et moi au dessin. Une table ronde est prévue lors de BDFIL, le dimanche 28 avril.»

BDFIL, du 15 au 28 avril, Lausanne. Soirée d’ouverture, «Birds Songs», concert dessiné par Tom Tirabosco, Michel Tirabosco et Gabriel Scotti, je 18 avril à 21h, au Jumeaux Jazz Club. Entrée payante.

«Nancy Huston est parfois à contrecour­ant, mais toujours extrêmemen­t exigeante intellectu­ellement. Elle est l’écrivaine que j’ai le plus lue»

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(Iris Legendre pour Le Temps)

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