Capturer toutes les vibrations du monde
Romancier, Tanguy Viel est aussi un penseur de la littérature. Dans «Vivarium», il raconte les incessants échanges entre la vie et les mots
Il avait pensé un temps intituler son livre «Le Phare d’Eckmühl». Ce premier titre a été écarté après une visite au supermarché: au rayon des boîtes de sardines, l’auteur s’est souvenu que Phare d’Eckmühl était déjà la marque d’une conserverie bretonne. Son livre fragmentaire, composé de petits textes, s’est donc appelé Vivarium.
Tanguy Viel, après ses romans à succès (L’Absolue Perfection du crime; Paris-Brest;Article 353 du Code pénal, tous parus chez Minuit), était en quête de nouveaux genres pour ne pas se répéter. On sait depuis Icebergs, paru en 2019, qu’il pense la littérature et lui consacre des essais, à l’image de la figure tutélaire de Julien Gracq, autre chantre des bords de la Loire.
Le tremblé du monde
Comment retenir, capturer des instants, des villes, des lumières, comment les recréer par les mots et les partager ensuite avec d’autres? Ecrire (et lire des romans ou de la poésie) permet de développer une manière d’être plus sensible aux atmosphères, à l’évanescent, au mouvement même de la vie, en résumé au temps. Ce temps insaisissable, seule l’écriture peut l’appréhender, «seule une mise en oeuvre poussée des moyens du langage peut venir à notre rescousse et dire ce fondu des choses, ouvrant le pluriel d’un vécu à l’inflorescence de ses qualités, les nouant alors musicalement, dans le respect du tremblé qui les a fait naître.» Des phrases surgissent, frôlent l’auteur, demandant à être attrapées (comme des hirondelles, d’ailleurs les pages de Vivarium bruissent de nombreux oiseaux); le monde «demande sa diction», il demande à être écrit pour acquérir une durée.
Le grand livre de soi
Le titre retenu est trompeur. Il désigne ces caissons où sont maintenus prisonniers animaux ou insectes, des mondes clos, artificiels et kitsch. La littérature dont nous parle Tanguy Viel est vivante et libre, plus poreuse qu’une paroi de verre. Le mot «vivarium» apparaît au milieu du livre, lorsque l’auteur évoque le monde que nous percevons
et emmagasinons en nous dans «un vivarium géant où la vie entière décante et fait une matière folle offerte à l’écriture, faite de villes et de visages, de rencontres et de lectures, d’horloges et de ciels, d’enfance et de sommeil, toutes choses qui ne demanderaient qu’à s’installer là, dans le grand livre de soi.»
Portrait de Zurich
Il parle du plaisir de nommer, d’aimanter le monde avec les mots. Comment le monde nous façonne-t-il, comment le façonnons-nous en retour? La complexité de ces échanges est bel et bien plutôt celle d’un «biotope», autre titre envisagé pour cet essai. Comment saisir l’impalpable, le grain des jours, l’infra à «la lisière de l’invisible», tout ce que nous ressentons sans le formuler? Viel cite Jaccottet: «La difficulté n’est pas d’écrire, mais de vivre de telle manière que l’écrit naisse naturellement.»
On découvre également dans ces pages des portraits de villes aimées par l’écrivain né à Brest, dont Zurich («il est assez désagréable de s’avouer qu’une de ses villes préférées est la plus riche du monde»). Des citations d’auteurs qui l’aident à penser, que ce soit Pétrarque, Woolf, ou Ramuz. Des évocations de la Loire, dont on devine qu’elle représente ce flux temporel que le romancier cherche à saisir.
L’horizontalité d’un lac
Le livre apparemment aéré se révèle dense. Ni la première ni la seconde lecture ne l’épuisent. Il force le lecteur à ralentir, à rebours de l’accélération imposée par l’époque. «Bientôt le rythme, élément vital de la littérature, se fait lent; […] les mots se coagulent ensemble en gouttes gelées», écrivait Virginia Woolf, pointant l’écueil du genre de l’essai. Viel explique que, la cinquantaine venue, son écriture a changé. Elle n’est plus motivée par une urgence à narrer, en cascade; elle est devenue plus «horizontale» et plus profonde, comme un lac. Un livre sur la profondeur temporelle ne pouvait peut-être qu’avoir cette forme: rendre impossible une lecture en flèche, dévorante, obliger à la flânerie, au ralentissement fécond.
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