Le Temps

Angola ou Portugal, l’impossible retour

- ■ Isabelle Rüf

Soixante ans après son déclenchem­ent, la guerre coloniale revient hanter l’imaginaire d’Antonio Lobo Antunes

Quand Antonio Lobo Antunes, jeune médecin, part pour la guerre en Angola, en 1971, celle-ci dure déjà depuis dix ans. Elle prendra fin en 1974, avec la Révolution des oeillets. Ce conflit hante l’oeuvre de l’auteur dans ses chroniques et dans de nombreux romans, depuis Le Cul de Judas (Métailié, 1983). L’Autre Rive de la mer revient à son origine: la révolte des travailleu­rs noirs dans les plantation­s de coton luso-belges, réprimée dans un déchaîneme­nt de violence – massacres, bombardeme­nts, napalm. A la suite de ces événements, colons et militaires en nombre rejoindron­t «l’autre rive de la mer», le Portugal, où personne ne les attendait. Ce sont leurs destins qu’évoque ce roman, soixante ans après les faits.

Les romans de Lobo Antunes sont toujours portés par des voix qui parlent d’on ne sait où – passé, présent et au-delà –, confondant temps et lieux dans un flux narratif qu’interrompe­nt des incises en pleine phrase. Ici, elles sont trois qui disent l’impossible retour. Des voix «blanches» puisque les Noirs n’ont aucun droit à la parole et que leur humanité même est mise en doute. Une vieille dame finit ses jours dans la petite maison de son enfance où son père l’a renvoyée, adolescent­e, avec sa bonne africaine, au moment des troubles. Dans sa mémoire, envahie par les crabes de son délire, survit une Afrique éternelle où elle rêve de rentrer. Qu’y avait-il alors? La jeunesse, peut-être, et «l’haleine violente de la terre», parce que rien, sinon, dans ses souvenirs, n’est accueillan­t.

Préjugés de classe

A Lisbonne, un colonel à la retraite remâche ses ambitions déçues, du temps où il allait «calmer les macaques». La troisième voix est celle d’un petit colon, venu «pour les négresses» et pour faire fortune, coincé à jamais en Afrique avec son rêve naufragé. Chacun, exilé sur l’autre rive, rêve d’un paradis perdu. Mais l’Afrique existe-telle vraiment, et le Portugal? Tout flotte et sombre dans l’oubli.

De toute cette noirceur, Lobo Antunes parvient, une fois de plus, à atteindre cet endroit où le cliché se sublime en universel. Tout vibre et dialogue dans cette prose: les éléments, les choses, les bêtes, les gens, et cette vibration emporte. Ils n’ont pourtant rien pour eux, ces hommes, ceux qui parlent et les autres, obsédés par leur virilité défaillant­e, méprisant leurs femmes, ces «traînées», belliqueux mais vite lâches, engoncés dans leurs préjugés de classe, de race, de fortune. Si on parvient à s’y intéresser quand même, c’est pour ce fond d’enfance qui survit et crie en eux, pour les terreurs nocturnes, la crainte de l’abandon.

Au bout du compte, quand toute réalité vacille, que le corps même devient étranger – trop de doigts, trop de dents –, ce qui survit, ce sont de minuscules souvenirs: dix-sept mouettes, chiffre magique, sur le quai de Lisbonne, l’amour absolu de la servante noire, fidèle jusqu’au bout dans un pays hostile, le vent dans les manguiers, une étreinte acceptée, un moment de reconnaiss­ance, la fidélité muette d’une albinos. Et la musique de la langue, grâce aussi au talent de Dominique Nédellec.

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Auteur Antonio Lobo Antunes
Titre L’Autre Rive de la mer
Traduction Du portugais par Dominique Nédellec
Editions Bourgois
Pages 456
Genre Roman Auteur Antonio Lobo Antunes Titre L’Autre Rive de la mer Traduction Du portugais par Dominique Nédellec Editions Bourgois Pages 456

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