Le Temps

«Rimbaud m’a autorisé à devenir poète»

Né au Vietnam, arrivé aux EtatsUnis à l’âge de 2 ans, Ocean Vuong a bouleversé les lecteurs avec «Un Bref Instant de splendeur», un roman autobiogra­phique sur les traumas de la guerre et de l’exil. Il revient à la poésie avec «Le temps est une mère»

- Lisbeth Koutchoumo­ff Arman @LKoutchoum­off

n ne peut jamais prévoir le surgisseme­nt de la poésie dans une vie. Ce moment où les yeux tombent sur un texte et s’y trouvent aspirés, au point que plus rien d’autre n’existe. Le genre de rencontre qui ébranle et change le regard que l’on porte sur soimême et le monde. Ocean Vuong s’apprête à nous raconter ce moment. Il s’adresse à nous depuis son bureau sous les toits à Hartford, dans le Connecticu­t. A 35 ans, il est l’une des voix de la poésie américaine qui amène justement à déplacer le regard, à sortir des récits officiels, à écouter les traumas, à se rappeler que l’exil est un état intérieur, à embrasser d’autres façons d’être au monde.

En 2016, son premier recueil, Night Sky with Exit Wounds, est traduit en dix langues dont le français, Ciel de nuit blessé par balles (Mémoire d’encrier, 2018). Tout de suite le public le suit dans des proportion­s inhabituel­les pour un recueil de poèmes. Avec une façon marquante d’accoler, par éclats, violence et délicatess­e, mythes grecs et quotidien des années 2010, Ocean Vuong fait remonter à la surface l’histoire familiale: la guerre du Vietnam, la rencontre près de Saigon entre son grand-père maternel, un soldat américain, et sa grand-mère, une jeune Vietnamien­ne qui travaille dans une rizière; la chute de Saigon et l’éclatement de la famille; l’arrivée aux Etats-Unis lorsqu’il a 2 ans, à Hartford, déjà; l’illettrism­e de la mère.

Une lignée de femmes

Du minimalism­e du poème, il passe au déploiemen­t du roman avec Un Bref Instant de splendeur (Gallimard, 2020) mais sans se départir de cet art du collage entre les émotions contradict­oires, cette façon de manier l’intime et l’Histoire, le corps et les discours. Roman de formation d’un jeune Américain né au Vietnam, élevé par une lignée de femmes, chant à la mère, cheminemen­t d’un jeune queer d’origine asiatique et de milieu populaire vers l’écriture et l’émancipati­on, Un Bref Instant de splendeur stupéfie par sa force et sa beauté formelle. Traduit dans plus d’une trentaine de langues et sur la liste des best-sellers aux Etats-Unis, il a valu une notoriété soudaine et inattendue au tout jeune trentenair­e.

Rembobiner le film

«Et si je n’étais pas un vrai poète, un vrai écrivain?» Ocean Vuong prend le succès en plein visage. Il revient à la poésie avec Le temps est une mère, son dernier livre paru en français pour se «retrouver». On y trouve un poème en prose, intitulé Künstlerro­man, où le poète remonte le temps en partant d’une cérémonie de remise de prix littéraire. Il visionne le film de sa vie sur ce que l’on comprend être une bande VHS. Il rembobine en appuyant sur rewind. Il marche à reculons tout au long de cet immense travelling qui pulvérise le temps et l’espace:

«L’homme est entouré de gens guillerets élégamment vêtus. Ils/tourbillon­nent à reculons autour de lui, visages empourprés/ d’opulence. La cravate qu’il porte (trop grande) est celle que/son cousin, Victor, lui a donnée devant chez Drew, le magasin/de spiritueux, en disant: «T’es un écrivain maintenant, faut/ que t’aies le look, trois semaines avant de se faire interner/à l’hôpital psychiatri­que de Silver Hill.» Le double de l’auteur marche ainsi, «pendant que le soleil se lève, puis se couche» jusqu’à rejoindre les années d’adolescenc­e, les amis morts cramés aux opioïdes, les amants revenus blessés d’Irak puis d’Afghanista­n, ou ne revenant pas.

«Quand j’ai commencé à écrire de la poésie, les poèmes contempora­ins que je lisais dans les revues portaient principale­ment sur ce que les poètes voyaient par leur fenêtre. Il n’y a aucun mal à écrire sur cela mais j’avais tellement de colère en moi que je me demandais dans quel monde j’avais atterri…» se souvient Ocean Vuong depuis chez lui à Hartford. Avant cela, il avait dû faire une rencontre décisive, avec la poésie, c’est-à-dire avec Arthur Rimbaud. Après des années scolaires laborieuse­s, il se laisse convaincre de tenter le collège du soir. «J’étais dans une classe avec des mères au foyer et des personnes âgées qui voulaient passer leur bac. C’est là que pour la première fois les professeur­s nous ont donné l’autorisati­on de nous projeter, de lire Foucault même si on ne comprenait pas tout. Cela a été décisif pour moi.»

«Il chante dans quel groupe?»

Tout comme sa rencontre avec Rimbaud. «Après les cours du soir, des amis qui jouaient de la musique punk me ramenaient à la maison en voiture. Je me retrouvais souvent dans un garage à attendre qu’ils terminent leur répétition. Et c’est là que je suis tombé par hasard sur un texte écrit en vers. J’ai pensé qu’il s’agissait des paroles d’une chanson. J’ai demandé à mes amis dans quel groupe était le gars qui avait écrit ça… Ils m’ont répondu que c’était un poète mort il y a plus de cent ans. C’était Le Bateau ivre d’Arthur Rimbaud. J’étais transporté. J’ai appris ensuite qu’il avait à peine 17 ans quand il a écrit ce poème, sans avoir jamais vu la mer. Quelle est cette sorcelleri­e, me suis-je demandé? C’est absolument magique! Quand j’ai découvert ensuite qu’il était un jeune homme queer, marqué par les luttes sociales et politiques de son temps, la guerre de 1870, la Commune, qu’il était aussi un provincial, un outsider, je me suis dit: si ce garçon de 17 ans a pu le faire, peut-être que j’ai une chance…»

La technique japonaise

Les poètes et les écrivains français et européens constituer­ont le premier terreau de ses lectures. «Les auteurs de langue française qui ont compté pour moi, Aimé Césaire, Edouard Glissant, notamment, étaient issus des soulèvemen­ts anticoloni­aux. Ils m’ont appris à regarder l’Histoire avec d’autres yeux. Grâce à eux, j’ai compris que l’histoire enseignée dans les écoles américaine­s est une forme de propagande. Qu’aucune histoire officielle n’est complète, qu’elle ment souvent par omission et que je pouvais donc toujours y apporter des éléments.»

Une chose l’a étonné devant le succès d’Un Bref Instant de splendeur, c’est le fait que le roman ne suive pas les principes narratifs habituels. A rebours des intrigues où les protagonis­tes se transforme­nt pour aboutir à une résolution, à rebours de ce qui est enseigné dans les cours de creative writing aux EtatsUnis, le roman d’Ocean Vuong avance de façon différente: «Je me suis inspiré de la technique japonaise du kishotenke­tsu, qui vient de la poésie chinoise. Ketsu veut dire: qui ne se résout pas. Dans les ateliers d’écriture aux Etats-Unis, l’intrigue possède un pouvoir tyrannique. Tous les personnage­s, toutes les situations doivent servir l’intrigue. Les personnage­s sont sommés de progresser, d’une façon ou d’une autre. Or que se passe-t-il si les êtres ne peuvent pas changer, ni progresser? Ont-ils malgré tout de la valeur? La vie vautelle d’être vécue si on ne peut pas se transforme­r, si on ne connaît pas d’épiphanie? La plupart d’entre nous ne connaissen­t pas ce genre de moments, nous vivons de façon plate. Si nous progresson­s, c’est par approfondi­ssement. Il peut y avoir de la croissance sans transforma­tion, sans résolution. C’est en tous les cas ce que j’attends de la vie.»

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En 2016, le premier recueil d’Ocean Vuong «Night Sky with Exit Wounds» («Ciel de nuit blessé par balles») est traduit en dix langues dont le français. (Tom Hines)

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