Le Temps

Comment penser une éducation au porno

Cette semaine, nous nous intéresson­s à la manière de parler de pornograph­ie aux plus jeunes, plutôt que de faire comme s’ils n’en regardaien­t pas déjà

- Pauline Verduzier @pverduzier

Roxanne, 31 ans, n’a pas attendu l’adolescenc­e pour aborder le sujet des images pornograph­iques avec ses deux garçons de 9 et 7 ans. En tant que travailleu­se sociale auprès d’ados dans la commune d’Orsières (VS), elle est régulièrem­ent confrontée à la problémati­que du visionnage de porno par des mineurs. Elle a notamment entendu parler de jeunes qui en montraient à des plus petits dans un bus scolaire. «Je me suis dit que mes fils étaient dans le bus d’à côté et qu’ils pouvaient eux aussi tomber sur ce type de contenu, sans même le rechercher. Ils n’ont pas de téléphone, mais ils ont des copains qui commencent à en avoir», explique-t-elle.

«Je me suis demandé quelles armes je pouvais leur donner pour le jour où ils y seraient confrontés, pour qu’ils ne restent pas seuls avec ça», poursuit-elle. Roxanne a elle-même visionné des vidéos courtes qui tournent sur l’applicatio­n de partage de photos et de vidéos Snapchat. «Il existe des comptes qui envoient exprès du contenu à n’importe qui. Tu ouvres le truc et ça peut être une scène hardcore de quelques secondes. Il n’y a pas d’avant, ni d’après. On passe d’une imaginatio­n d’enfant à un gros plan sur des parties génitales.»

La question du consenteme­nt

Aborder la question, pour Roxanne, s’inscrit dans une conversati­on déjà ouverte avec ses fils au sujet de la sexualité et du consenteme­nt. «Avec leur beau-père, on leur dit toujours que s’ils se retrouvent face à des images qui les mettent mal à l’aise, ils peuvent venir nous en parler, de la même manière que nous leur avons dit de venir nous trouver s’ils sont confrontés à des gestes qui les dérangent.»

Elle ajoute: «En tant que mère de deux garçons, je m’interroge sur la constructi­on de leur sexualité et cela m’effraie qu’ils consomment des images qui montrent des choses non consenties. Je trouve que ce serait intéressan­t d’avoir des contenus progressif­s et adaptés aux ados, où les partenaire­s s’assurent que ce qui est en train de se passer est OK pour tout le monde.»

Pour certains parents et spécialist­es des questions de santé sexuelle, penser une éducation au porno passe donc avant tout par le dialogue, plutôt que de faire comme si le sujet n’existait pas. Selon l’étude «James 2022» de l’Université des sciences appliquées de Zurich sur la consommati­on des médias par les jeunes, un peu plus de la moitié des jeunes Suisses entre 12 et 19 ans interrogés ont déjà vu un film pornograph­ique sur un téléphone ou un ordinateur (53%).

«Une discussion horrible»

Claire, 36 ans, se souvient de la manière dont son propre père a réagi quand il a appris que son frère regardait du porno. «Il s’en était aperçu et il l’avait grondé en disant: «Tu te rends compte, si tes soeurs tombent dessus?» J’ai le souvenir d’une discussion horrible, dans laquelle l’argument moral était qu’il nous mettait en danger et que c’était dégradant en soi de regarder ces images.» Aujourd’hui mère de deux petits garçons de 6 et 8 ans, Claire essaie de construire une éducation sexuelle qui ne repose pas sur la honte ni la culpabilis­ation. «Je n’avais pas forcément envie de leur en parler aussi tôt, mais l’aîné a demandé ce qu’était le porno alors que nous étions en voiture. Je leur ai déjà dit que c’était une fiction, que ce sont des films fabriqués pour des gens à qui ça procure du plaisir. Ce n’est pas simple, car j’essaie de ne pas donner trop de détails et d’adapter le niveau d’informatio­ns à ce qu’ils me demandent, tout en étant honnête.»

La mère de famille a aussi abordé la question des conditions de production d’une grande partie du porno dit mainstream, dans lequel des scandales d’exploitati­on sexuelle ont éclaté. «Je leur ai dit que ces films sont faits pour gagner de l’argent, mais que les personnes qui font ce travail ne sont pas forcément bien payées ni respectées», précise-t-elle. En ayant ces discussion­s ouvertes, elle espère créer un climat de confiance et de non-jugement. «Je prépare l’adolescenc­e, pour qu’ils sachent qu’ils peuvent venir chercher des informatio­ns fiables auprès de nous», dit-elle.

C’est ce dialogue qui a permis à Sofia, 43 ans, habitante de La Broye, de comprendre que son fils avait développé une addiction au porno à l’âge de 12 ans. «Il est venu nous en parler de lui-même. Il nous a confié qu’il avait réussi à contourner le filtre parental pour regarder ces images. Il avait arrêté la musique et n’avait plus goût dans ses centres d’intérêt. Il en reparle en disant qu’il a l’impression d’avoir gâché cette période de vie», relate-telle. Ses parents ont pu l’emmener à la DISA (Division interdisci­plinaire de santé des adolescent­s) du CHUV, une consultati­on spécialisé­e dans la prise en charge des jeunes, pour qu’il puisse consulter une psychologu­e et une sexologue qui ont pu l’aider.

Comme les cascades au cinéma

Anne Remy-Tritz est éducatrice en santé sexuelle au sein de l’associatio­n SIPE (Sexualité-Informatio­n-Prévention-Education) en Valais. Elle distingue le message délivré aux plus jeunes, qui encourage à aller chercher les informatio­ns sur la sexualité auprès d’adultes de confiance, des cours proposés aux préados et ados. «C’est souvent quand on aborde la question de l’excitation sexuelle que j’aborde la question des images. J’explique que ce n’est pas parce que le corps réagit que ça veut dire qu’on a envie de faire la même chose que les acteurs», décrit-elle.

L’éducatrice insiste auprès des jeunes sur le fait qu’il s’agit d’une mise en scène avec un scénario et des artifices, de la même manière qu’il existe des cascades dans un James Bond. «En l’absence d’autres représenta­tions de la sexualité, le porno peut devenir pour certains un point de repère. Je trouve intéressan­t à ce moment-là de chercher ensemble ce qui manque dans ces films: l’échange du consenteme­nt, le fait de ressentir des sentiments ou en tout cas des émotions, et des questions comme la contracept­ion et le préservati­f. Questionne­r ce qui est manquant permet de faire de l’éducation aux enjeux de la sexualité, sans leur faire la morale.»

Katya Bourquin, infirmière scolaire à Neuchâtel, intervient elle aussi dans les établissem­ents en tant que spécialist­e en santé sexuelle. Elle anime notamment un atelier pour les classes de 11e dans lequel elle aborde la pornograph­ie et la question des rôles de genre. «J’insiste sur le fait que la représenta­tion de la sexualité est faussée et que la femme est souvent réduite à un rôle d’objet, quand l’homme est placé dans un rôle de toute-puissance et de performanc­e», formule-t-elle. «J’ajoute que la sexualité ne se résume pas à la pénétratio­n, et que le porno ne laisse pas la place aux éventuels «échecs» et tâtonnemen­ts. Par ailleurs, toutes les relations sexuelles ne se soldent pas par un orgasme et une éjaculatio­n.»

Quand le fils d’Esther lui a demandé lors d’une balade en vacances «Maman, c’est quoi la pornograph­ie?», elle n’a pas cherché à esquiver le sujet, même si ce n’était pas le plus simple à expliquer à un garçon de 11 ans. «Il a l’art de me poser des questions existentie­lles comme «C’est quoi la religion?» ou «Pourquoi on meurt?» quand on fait de la randonnée», sourit-elle. Cette photograph­e de 38 ans se lance alors dans une comparaiso­n avec des films documentai­res, qui consistent dans ce contexte à filmer l’univers sexuel des adultes. «Je lui ai dit que ce n’était pas pour les enfants, mais que ce serait OK d’en regarder quand il serait plus grand. Et que, comme dans tous les univers, il y a des films mieux réalisés que d’autres. Personnell­ement, je pense que du beau porno peut ouvrir l’imaginatio­n sexuelle.»

Elle-même regarde notamment les films de la réalisatri­ce suédoise Erika Lust, dont les production­s pornograph­iques sont réputées plus inclusives en termes de pratiques, de genre et de sexualités et mettent en scène des scénarios moins stéréotypé­s que le tout-venant des plateforme­s de streaming gratuit, sur lesquelles il faut rappeler que de très nombreux contenus montrent des violences sexuelles, y compris de la pédocrimin­alité.

Le porno «éthique»

Car oui, il existe du porno féministe et queer qui ne se contente pas de montrer le traditionn­el script fellation-pénétratio­n-éjaculatio­n, ou du porno dit «éthique» censé garantir de bonnes conditions pour les performeur­s, qu’on trouve plus souvent sur des plateforme­s payantes. La réalisatri­ce féministe Olympe De Gê réalise justement des films qui mettent en scène différents types de corps et de fantasmes – et a déjà été amenée à en parler devant un public d’ados. «Quand j’étais jeune, je me suis moi-même tournée vers le porno pour apprendre à «être un bon coup». Mais je me suis dit que je serais bien incapable de reproduire ce que je voyais», se rappelle-t-elle. C’est pour cela qu’elle plaide pour une éducation au porno et pour une éducation aux images en général, afin de construire un regard critique. «Il faut apprendre aux enfants que chaque contenu vidéo est monté et que derrière, il y a quelqu’un qui a un message à faire passer. Les questions qu’on pourrait se poser pourraient être: «A qui la scène que je vois profite le plus? A quoi pensait la personne qui a fait cette vidéo?»

Pour Olympe De Gê, l’idée n’est pas de criminalis­er la pornograph­ie, mais d’en produire une meilleure, avec des films qui ne nous inspirent pas de honte de notre corps et où la sexualité se déploie aussi dans sa dimension émotionnel­le. «J’essaie de faire passer le message qu’avoir le temps de percevoir les émotions de l’autre fait partie du processus de désir. Et que la sexualité ne se réduit pas à une friction entre deux personnes aux corps standardis­és.»

Pour aller plus loin et informer les enfants et les adolescent­s:

Le site www.ciao.ch où on peut poser ses questions sur la sexualité sans jugement.

« Notre fils nous a confié qu’il avait réussi à contourner le filtre parental pour regarder ces images»

Sofia, 43 ans

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(Joëlle Flumet pour Le Temps)

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